• Chapitre  4: Paré au décollage                                      

    Au début, il ne se passa rien. L’ascenseur n’avait pas changé d’un iota, si ce n’est qu’à présent, le bouton ne clignotait plus.

    -Qu’est ce que… Commençais-je.

    Mais le corbeau, comme à son habitude, me coupa la parole :

    -Rrrah, foutue vieille machinerie, maugréa-t-il, foutu service de maintenance, foutu vieil ascenseur  rouillé ! Je leur avais dit, moi, à ces p’tits branleurs de techniciens, de la rénover, cette obsolète foutue barque ! Je leur avais bien dit ! Mais est ce que quelqu’un m’écoute jamais ? Non ! Huit milles années de bon et loyaux services pour en arriver à se faire traiter à peine mieux que la racaille du sous sol ! Je leur dirais moi que…

    Lancé à fond dans sa diatribe endiablée, il revint sur son perchoir qu’il se mit à arpenter de long en large, battant rageusement des ailes à chacun de ses pas. Ses croassements indignés résonnaient fortement dans le petit habitacle, sans pourtant parvenir  à recouvrir le sinistre grincement qui semblait provenir de  toutes les parois. L’ascenseur avait commencé à produire ce bruit vers le milieu de son discours,  et il s’intensifiait d’une inquiétante manière.

    -Euh, monsieur…Tentais-je d’abord de le prévenir, lançant un regard affolé au sol de la cabine qui avait commencé à trembler.

     Mais l’oiseau était bien trop occupé à maudire ces « foutus p’tits bon à rien de technicien », et leur mère, et leur grand-mère, et apparemment toute personne ayant un lien de parenté avec eux pour ce rendre compte que le sol de la cabine vibrait de plus en plus fort tandis que l’effroyable hurlement métallique s’intensifiait jusqu’à devenir assourdissant. Les lampes clignotèrent, plongeant l’ascenseur tantôt dans une douce lumière rassurante et tantôt dans une obscurité totale. Je commençais à craindre pour ma vie, où plutôt, pour ma mort. Pouvions-nous mourir une deuxième fois ? Ou allions nous dans ces cas la ? Pourquoi, par tous les diables, avais-je suivi ce maudit corvidé ?

    -Monsieur ! Insistais-je, paniquée, en tentant vainement de trouver un objet auquel m’accrocher pour ne pas être jeté à terre par les vibrations de l’appareil.

    L’ascenseur se mit alors lentement en branle, dans une plainte à s’en écorcher les oreilles. Le corbeau stoppa enfin son monologue courroucé et parut se rendre compte du chaos de la situation actuelle. Au lieu de paniquer, ou seulement de paraître préoccupé comme il aurait était normal, il poussa un croassement de joie et enroula ses serres fermement autour de son perchoir.

    -Comme je disais, accroche ta ceinture, ça va enfin décoller ! Youhouuuuuuu ! Hurla-t-il, ayant apparemment oublié qu’il était en train de maudire tout le service technique, tandis que l’ascenseur prenait de plus en plus de vitesse.

    Bientôt, il alla si vite que je fus projeté à terre. Vous savez, cette sensation que vos entrailles deviennent super légère quand vous descendez à toute vitesse une montagne russe ? Eh bien là, c’était exactement le contraire. Mes entrailles paraissaient vouloir se sceller au sol tandis qu’un millier de tonnes m’aplatissaient le corps contre la moquette, et cette vertigineuse sensation s’aggravait à mesure que nous prenions de la vitesse. Autant dire que cela n’allait pas en s’arrangeant…

    Le corbeau, lui, était euphorique. Il continuait à pousser des cris de joie, les ailes collées au corps pour éviter de tomber, et répéter sans cesse que c’était la meilleure chose qui lui était arrivée depuis plus de cinquante ans. Ce  fou ne paraissait pas se rendre compte que la plainte de l’appareil devenait de plus en plus aiguë, qu’il ne cessait d’accélérer et que si cela continuait ainsi, nous allions nous écraser à plus de deux cent km/heure sur le plafond de la cage d’ascenseur, si toutefois il y en avait un… L’idée de me retrouver catapultée dans l’espace dans un ascenseur de luxe avec un oiseau complètement fou me traversa brièvement l’esprit, avant que mon estomac ne me rappelle à l’ordre. Oh non, j’allais vomir…Ou mourir…Ou les deux… 

    Mon supplice prit fin quand l’ascenseur s’arrêta soudain, si brusquement que tout mon corps fit un petit bond de quelques centimètres dont je retombai avec un « ouch » de douleur. Je restai quelque secondes affalée sur le sol, trop affaiblie par mon mal-être pour bouger, avant de réussir à me remettre tant bien que mal sur mes deux jambes.

    Les portes s’ouvrirent dans le même petit ding aigu que la dernière fois –même s’il paraissait plutôt ironique, maintenant – et je sortis à la suite du corbeau, qui lui s’était gaiement envolé de son perchoir en fredonnant une chanson paillarde, pas le moins du monde affecté par nôtre folle péripétie. Mes jambes à moi tremblotaient et mon cœur battait à cent à l’heure, mais j’étais indemne tout de même.

    Nous pénétrâmes dans un couloir étroit, aux murs verts sombres écaillés qui donnaient une impression étouffante, faiblement éclairés par un plafonnier fatigué. Il y n’y avait que quatre porte, deux à droite et deux à gauche. Elles étaient toutes dans un état de délabrement avancé, à part celle du fond à gauche, dont l’ébène vernis brillait d’une lueur discrète.  Le corbeau voleta dans sa direction, et se percha sur un petite barre en bois scellée dans l’encadrement, sûrement construite à sa disposition. Sur la porte, il y avait un petit écriteau : « Bureau de St Pierre,  Directeur Général du Passage et des Longes, Archange Suprême, Membre Permanent du Conseil d’Or. Prière de ne pas déranger entre 14h et 16h30. » Je m’apprêtai à frapper, tout en me demandant que diable pouvaient être le Conseil d’or et si une Longe était comestible (cela, c’était plutôt mon estomac qui se le demandait), quand le corbeau m’interpella :

    -Attends une minute, petite.

     Je tournai mon regard vers lui, mes lèvres dessinant le « quoi, encore ! » qu’elles s’apprêtaient à proférer, mais je me ravisai devant sa mine sérieuse. Il avait la tête légèrement penchée sur le côté, et la lumière tenue des la lampe révéla des reflets bleus irisés sur ses plumes noires. Il scruta longuement mon visage, comme y cherchant quelque chose. Alors, pour la première fois depuis le bref moment que je le connaissais, il me parla sans ironie, sans ruse, juste avec une gravité solennelle :

     -Ecoute, petite. Je sais ce que tu penses de moi. Tu me vois comme un vieil oiseau fou et gâteux, passant son temps à couper la parole des gens et n’aimant rien plus qu’écouter le son de ses propres croassements. Et tu as raison.

    Je fis une moue coupable, mal à l’aise. Oui, c’est vrai, ces pensées avaient effleuré mon esprit, mais…

    -Cependant, je ne suis pas né de la dernière pluie, loin de là, continua-t-il, et j’avais l’étrange impression que ses petits yeux noirs lisaient dans ma tête comme dans un livre ouvert. Je gardais déjà cette barque quand les premiers hommes sont nés et avec eux les premiers dieux, et je serais encore là quand ils auront tous disparus et que les nouvelles espèces jailliront des restes de leurs squelettes.  Telle est ma destinée. Des gens comme toi, durant mon existence, j’en ai vu des milliers, et des gens tout court, des milliards. Et si j’ai un seul conseil à t’adresser, petite, c’est celui là : n’oublie pas qui tu es, et n’oublie pas pourquoi tu es ici. Certaines personnes essaieront de t’influencer, de te manipuler, de t’utiliser. Ne les laisse pas te dire ce qui est bien de ce qui est mal, car tu auras bien vite fait de te retrouver à béqueter d’la bouse au lieu des vers.

    Nous restâmes un instant à nous dévisager, tandis que j’essayais d’assimiler ce qu’il venait de me dire, et non sans mal. Je ne comprenais pas. En quoi cela pouvait m’aider ? Je voulais bien, moi, ne pas oublier ce que je faisais ici, mais il fallait déjà savoir ce que je faisais ici ! Et moi en train de béqueter de la bouse était une image que j’aurais préféré ne jamais avoir dans mon cerveau.

    -Tu ne comprends pas, constata-t-il. Va, ne te torture pas les méninges avec les réflexions stérile d’un vieux fou, cela ne te servirai à rien. Garde juste mon conseil précieusement en mémoire, veux-tu ? Peut-être t’aidera-t-il un jour à prendre la bonne décision.  Attends-moi là.

    Avant que je ne puisse demander des explications, il sauta sur la poignée et s’engouffra à travers la porte, qu’il me claqua au nez. Le message était clair. Attends sagement ici jusqu’à qu’on viennent te chercher.

    Pendant quelques secondes, je restais devant la porte, incrédule. Alors, c’est tout ? On me claquait la porte au nez, sans aucune autre explication que : « attends-moi là » ? Et dire que j’avais commencé à l’apprécier, ce satané piaf ! Je fus tentée de rentrer quand même dans le bureau, mais je me ravisais en me rappelant à qui il appartenait. Il y avait des gens qui s’étaient fait condamner à des souffrances éternelles pour beaucoup moins que cela, dans la bible. Brûler à jamais dans les flammes de l’enfer n’était pas un sort qui m’attirait beaucoup.

    Je me résignais donc à la patience, et réexaminai le petit couloir. Il était toujours aussi décrépi et peu accueillant, et je surpris même un cafard qui gambadait joyeusement entre les lames de parquet. Charmant. Le nez plissé de dégoût, je découvris qu’il y avait, tassés dans l’angle du fond, une petite chaise en métal pliante et un tas de magazines posés à même le sol. Trop fatiguée pour me rendre compte qu’ils n’étaient pas à peine cinq minutes plus tôt, je me laissai tomber sur la chaise avec reconnaissance et enterrai ma tête entre mes bras, les coudes posés sur les genoux.

    Maintenant toute seule, et sans autres occupations que regarder le cafard qui continuait à cabrioler allégrement sur le parquet, je me sentais vidée de toute mes forces, et une migraine commencer à poindre au niveau de mes tempes. J’avais envie de pleurer. Pas parce que j’étais morte – je n’avais rien à regretter de mon ancienne vie, surtout maintenant que je savais qu’il y avait « quelque chose » après – mais justement à cause de ce « quelque chose ». Ce « quelque chose », que j’étais incapable de définir avec des mots, ressemblait moins à une « suite » logique qu’ à un de ces rêves bizarres qu’on faisait après avoir consommer trop de sucreries avant de se coucher. La tête plongée dans mes avants bras, j’agrippai mes cheveux et les serrai jusqu’à la douleur, tout en me mordant la lèvre inférieur pour éviter de pleurer. Je ne devais pas pleurer.

     Analyse la situation comme tu le ferais avec un problème de maths. Sépare les éléments,  comprends les, met les en relation, regarde le nœud dans sa globalité. Je ne savais pas d’où venait cette petite voix sereine qui m’avait soufflé ces mots, mais elle me fut fort secourable. Je fermai fort les yeux, et m’imaginai un énoncé sur mon cahier de maths, comme les milliers d’énoncés sur les milliers de cahiers de maths que j’avais pu voir durant ma courte vie. Je vis même s’écrire les phrases dans une typographie noire basique, florissant sous mon doigt qui suivait la ligne telles des champignons après l’averse.

    « La magnifique intelligente meurtrière petite Eyline se fait écraser par un véhicule de transport commun lancé à 70 km/h sur une route urbaine. Elle éclate en milles morceaux se fait déchiqueter meurt décède et se retrouve dans un ascenseur avec environ 50 personnes dont un psychopathe au moins. Ces personnes brillent plus que le soleil à midi en Afrique possèdent un éclat surnaturel, et sont probablement décédées elles aussi. Quand la main de la petite Eyline de retrouve en contact avec l’épaule du psychopathe d’une de ces personnes, elle procède à un voyage astral à l’intérieur du corps dudit psychopathe de ladite personne. Elle y entend parler de Juges et d’un ticket et y voit d’autres images pas très catholiques.

    « Après cet impromptu accident, l’ascenseur arrive à destination et une voix de bimbo préenregistrée annonce que l’on s’apprête à pénétrer dans les Longes, sous la juridiction Gardangélique. Mais avant d’avoir pu sortir de  l’ascenseur, la petite Eyline se fait interpeller par un corbeau du nom de sans nom connu. Cet animal dégénéré ce corvidé ne donne aucune information importante à part qu’il la désigne sous le nom d’élue et l’informe de sa présentation imminente à St Pierre et manque de la tuer dans un ascenseur presque aussi dégénéré que lui avant de lui fournir des conseils à deux balles et de la laisser poireauter dans le couloir avec un cafard définitivement trop heureux pour ne pas être drogué que la petit Eyline décide d’appeler Bob. Sur l’écriteau de la porte de St Pierre, on peut lire : Bureau de St Pierre,  Directeur Général du Passage et des Longes, Archange Suprême, Membre Permanent du Conseil d’Or. Prière de ne pas déranger entre 14h et 16h30.

    « La petite Eyline ayant été injustement mise à la porte, nous ne détenons pas plus d’informations pour le moment.

    Questions :

    1)      1)Où se trouve la petite Eyline ?  Pourquoi est-elle et que fait-elle dans cet endroit ?

    2)      2)Si cet endroit est bien ce qu’elle pense, peut-elle y retrouver sa mère ?

    3)      3)L’oiseau a parlé d’élue. Elue de quoi ?

    4)      4)Pourquoi l’amène-t-on voir St Pierre ?

    5)      5)Pourquoi est-elle apparemment la seule à ne pas être au courant de tout cela ?»

    Je décidai d’arrêter là avec les questions : celles-là étaient les plus importantes, ou du moins les plus urgentes à régler.

    Bon, vu que j’étais convaincue d’être morte et qu’il y avait visiblement quelque chose après cela, je pouvais en déduire que je me trouvais sûrement en Enfer (le Paradis n’étant pas pour les assassins) ou quelque chose d’approchant. Cet endroit, même s’il n’était pas très agréable, ne ressemblait pas du tout à l’idée que je me faisais de l’Enfer, si bien que je décidai de l’appeler la Zone X. On arrivait donc à la zone X par un ascenseur, qui contenait environ une cinquantaine de personne par voyage. Me remémorant leur silence songeur et le billet vu dans les pensées du psychopathe, je notai mentalement qu’il y avait probablement un lieu avant l’ascenseur, dont j’avais bizarrement était dispensée.  Je repensai aussi au bref flash aperçu entre les portes de l’ascenseur, au premier arrêt : une sorte d’énorme douane d’aéroport, que la voix de femme avait appelé les Longes. Peut-être était-ce là que siégeaient les fameux Juges ? Qui décidaient sans doute si les défunts allaient au Paradis ou en Enfer ! Complétais-je mentalement, excitée par l’avancé de mon raisonnement. La zone X était donc une sorte d’avant-garde, un filtre à esprits ! Oui, ce raisonnement tenait la route, mais il n’expliquait toujours pas pourquoi je n’avais pas reçu le même traitement que tout le monde. Pourquoi m’étais-je directement matérialisée dans l’ascenseur, n’avais-je pas été informée de tout ce qui se passait ? Tant de mystères en ce bas (ou plutôt haut) monde !

    Mon cerveau tournait à cent à l’heure tandis que mes yeux étaient vaguement fixés sur Bob qui avait commencé à danser une sorte de macarena cafardienne, quand j’entendis le bruit.

    C’était un bruissement léger, délicat, celui du vent d’automne qui secouait doucement les feuilles roussies des arbres pour annoncer l’hiver. C’était un bruit que n’importe qui aurait entendu et qualifié de quelconque, avant de replonger dans ses pensées et de l’oublier à jamais.

    N’importe qui mais pas moi. Car c’était aussi mon bruit préféré au monde.

    Hypnotisée, je me levais de ma chaise et me dirigeai vers la première porte à gauche du couloir -diamétralement opposée  au bureau de St Pierre-, attirée par le bruit tel un rat dans le conte du flutiste d’Hamelin. Je posais la main sur la porte de la poignée, fus saisie par l’hésitation une seconde avant de la tourner. Et si c’était interdit ? Que l’on me surprenait à un endroit où je n’aurais pas du être ?

    Oh, allez ! Maugréa la petite voix intrépide de mon esprit. On ne vit qu’une fois, non ? Ca doit être pareil pour la mort ! Bouge-toi et ouvre cette porte !

    Comme souvent, j’écoutais cette petite voix débile et ses conseils douteux, et ouvrit la porte sans aucune autre pensée envers les conséquences de mes actes. Comme toujours, en fait.

    Mais pour la première fois (et la dernière fois, même si je ne le savais pas encore à ce moment là), je ne regrettai pas cette décision par la suite.

    Car ce que je vis, et fis, derrière cette porte…Cela transfigura ma vie à tout jamais.


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