• Chapitre 3

    "L'ascenseur de la mort"

     

    Quand je repris conscience, j'étais dans un ascenseur. Et selon les dires de mon estomac, un ascenseur qui montait. 

    Pas n'importe quel ascenseur, attention: un ascenseur de riche, comme on en voit dans les hôtels cinq étoiles (je le savais car ma mère avait été employée comme femme de ménage dans l'un d'entre eux). Il était entièrement fait dans un chaleureux bois brun-rouge, tellement ciré qu'on pouvait y son reflet, avec de magnifiques moulures et des petits reliefs floraux délicatement sculptés en guise de décoration; le sol était recouvert de moquette rouge, et un grand miroir occupait tout le mur du fond. J'étais positionnée à coté d'un panneau doré qui normalement comporte les boutons des étages, sauf que là, il n'y avait qu'un gros bouton rouge qui clignotait. En le regardant, ma main me démangea d'appuyer dessus, juste histoire de voir ce qui se passerait, mais je réussis à maîtriser ma pulsion et je me mis à détailler les gens autour de moi.

    Car je n'étais pas seule; nous étions environ une cinquantaine de personnes dans l'habitacle, qui faisait à peu près la taille d'une salle de classe. Comme j'étais au fond, je ne voyais pas très bien ce qui se passait tout devant, mais je distinguais deux grandes portes -en or ?!- et une sorte de tâche noire qui hululait à tout le monde en boucle de se taire et de ne pas faire de bruit. Et c'était ça le plus surprenant: personne ne parlait, ne chuchotait, ni même ne communiquait. Chacun paraissait plongé dans ses pensées respectives, ne semblant même pas remarquer qu'il y avait du monde autour d'eux. Et puis, ils paraissaient....Trop forts. Pas dans les sens Hulk, non, mais plutôt dans le sens lampe-à-incandescence-dans-les-yeux-quand-tu-viens-de-te-réveiller. La couleur de leurs habits était tellement vive qu'elle agressait les yeux; et les détails de leurs visages, tellement marqués qu’ils semblaient retouchés à coup de Photoshop; ils dégageaient une sorte de lumière intérieur qui faisait plisser les paupières. Par réflexe, je baissais les yeux sur mon propre corps, pour vérifier si rien n'avait changé de ce côté-là. Apparemment, non, Dieu soit loué, même si j'étais passée moi aussi en mode sursaturation. Je clignais des yeux, puis balayai une nouvelle fois mon environnement du regard.

     Tout ceci était vraiment très étrange.

    D'autant plus que je ne me rappelais absolument pas d'être montée dans cet ascenseur. En fait, je ne me rappelais de rien après être sortie de l'appartement de ma mère. Je me souvenais juste que je voulais aller à la police pour tout avouer, mais je ne me rappelais pas de ce qui c'était passé sur le chemin du commissariat. M'étais-je endormie ? Probabilité nulle. Je m'en rappellerais si je m'étais endormie, quand même. Avais-je été kidnappé ? Cette hypothèse semblait être déjà plus probable, mais je savais au fond de moi que ce n'étais pas cela. Et puis, cela ne collait pas du tout avec ce que je voyais autour de moi. Pourquoi m'aurait-on enlevé pour me parquer dans un ascenseur ? Cela n'avait aucun sens.

     Mais alors quoi ? Je fouillais au plus profond de mon esprit, mais c'était comme essayer d'attraper un trou noir. Impossible et complètement ridicule. J'envisageais d'abandonner et de poser des questions autour de moi, quand soudain un souvenir surgit à la lisière de mon esprit, comme un mouvement aperçu du coin de l’œil.

     Et je me souvins de tout, d'un bloc, les pensées me submergeant avec la force d'un tsunami, si bien que je chancelais et du m'appuyer sur le mur. Le feu rouge. Le camion. Ma mort. Je sentis la nausée me monter à la gorge, tandis que mes mains devenaient moites. J'étais morte. C'était claire et net dans mon cerveau, et je ne pensais pas une seconde à le nier.

     Mais alors, que diable faisais-je dans un ascenseur ?!!

     Mal à l'aise, je regardais autour de moi, en quête d'une personne à qui parler, mais tout le monde semblais tellement enfoncé dans ses pensées que je n'osais demander à personne. Je me dandinais pendant au moins cinq minutes -d'ailleurs, quand est-ce que cet ascenseur finirait de monter ?- puis je pris mon courage à deux mains, et m'approchais d'un homme en costume gris, d'environ la quarantaine.

     -Euh, excusez moi, commençais-je. Est ce que vous savez où nous sommes ? Je ne sais pas du tout ce que je fais ici...

     Il me lança un regard noir, comme si je n'étais qu'une sale gamine mal dégrossie, et se détourna de moi pour replonger dans sa réflexion.

     Je le fixais pendant une bonne minute, bouche bée, stupéfaite par son comportement. Mais l'étonnement ne tarda à laisser place à la colère. Quel malpoli, celui-là ! Bien remontée, avec la confiance bénie que seul sait prodiguer la colère, je m'apprêtais à lui dire ses quatre vérités, et je lui tapotais l'épaule: 

     -Eh, vous, là...

     Mais je ne pus pas terminer ma phrase, car au moment précis où ma main entra en contact avec son épaule, je fus comme happée vers lui. Tout se brouilla autour de moi tandis que mon esprit se précipitait à l'intérieur de son corps.

     « Il faut absolument que je trouve un moyen de soudoyer les Juges. Ils doivent bien y avoir un moyen d’entrer en contact avec eux, non ? Et puis j’ai tout mon temps. Ils n’ont précisé aucune date sur le billet qu’ils ont donné, de toutes manières. Il suffit que je trouve une faille dans leur système, quelque chose qu’ils ont à se reprocher, un moyen de pression… Tout le monde a une faille »  A ces mots là, une série d’images défila, comme une sorte de diaporama. Une enveloppe blanche passée discrètement à un vieil homme obèse en costume, à une sorte de réunion d’homme politiques importants dans un lieu qui rivalisait avec la maison blanche en opulence, une femme en tailleur qui rajustait sa jupe d’un air excité et un peu coupable dans un petit bureau fermé à clés... et bien d’autres flashs qui défilèrent trop vite pour que je puisse les interpréter.

     Soudain, toutes ces visions totalement incontrôlées stoppèrent brutalement, tandis que je me faisais expédier de son esprit comme un malpropre. Je me retrouvai dans mon corps, complètement désorientée, avec une sensation de tournis prononcée. L’homme se retourna vers moi, aussi vif qu’un cobra, et m’attrapa par le col, le visage crispé par la colère et les yeux lançant des éclairs.

     - De quel droit osez-vous… Gronda-t-il en rapprochant son visage tout rouge à à peine deux centimètres du mien.

     Je ne pus que fixer les veines qui saillaient sur ses tempes sous le coup de l’énervement, aussi abrutie que si je venais de me prendre un coup de massue. Tout ce que je pensais à cet instant pouvait se résumer en une phrase :

     -Que… Que diable vient-il de se passer ?

     L’homme souffla fort, visiblement énervé par mon ahurissement, et me relâche brusquement  avant de contracter ses mains en poings. Pendant une seconde, je crains qu’il n’en vienne aux mains mais il se contente d’approcher sa bouche tout près de mon oreille, et de me susurrer, les mâchoires contractées :

     -Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous conseille de faire en sorte de ne plus jamais vous dressez sur  mon chemin. Sinon...

     Je le sentis sourire machiavéliquement tandis que la pointe froide d’un couteau -apparu comme par magie dans sa main- m’effleura délicatement la gorge. Soudain, il s’écarta et disparut dans la foule, me laissant tremblante et totalement désemparée. Mais…Mais…Que diable était ce monde de fous ?!

     Avant que je ne puisse réaliser ce qui venait de se produire, un petit ding aigu retentit dans l’ascenseur, est une agréable voix de femme préenregistrée pris la parole :

     -Bonjour, chers passagers, vous voilà arrivés à la fin de votre voyage. Vous vous apprêtez à pénétrer dans les Songes, sous la juridiction Gardangélique, politesse et bonne conduite sont de mise dans cet endroit. Nous vous prions de sortir calmement de l’appareil et d’adresser toutes vos éventuelles questions où requêtes au Bureau des Renseignements, au fond à gauche en sortant. Toute l’équipe Deadlines espère que vous avez passé un agréable voyage à bord de son appareil et vous souhaite une excellente journée…

     A ces mots, les portes s’ouvrirent dans un chuintement feutré et les… euh… passagers ? sortirent de l’ascenseur. Je restais en retrait, interdite, ne sachant pas trop ce que je devais faire. La dame avait parlé d’un Bureau des Renseignement non ? C’était probablement là que je devais me rendre.

     Soulagée d’avoir enfin une mission au milieu de tout ce chaos, je me dirigeais vers les portes d’un pas relativement assuré, à la fois appréhensive et excitée à l’idée de ce que je pourrais découvrir en les franchissant. Mais je fus stoppée net dans mon élan par une voix qui m’interpellait :

     -Hé petite ! T’as l’air plus paumée qu’une frite au milieu d’la salade. T’as b’soin d’aide ? 

     Je m’arrêtais net dans mon élan, soulagée, et un peu surprise. J’étais pourtant sûre d’être la dernière dans l’ascenseur…

     -Oui, merci, ce serait vraiment sym…Commençais-je à répondre en me tournant vers mon potentiel sauveur. Mais ma voix me fit brusquement défaut quand je découvris de qui provenait ces paroles. Enfin de quoi plutôt.

     Car il ne restait dans l’ascenseur qu’un énorme corbeau d’un noir bleuté que j’avais d’abord pris pour un de ses animaux empaillés glauques que certains riches se plaisaient à collectionner. Perché sur une petite barre en bois qui semblait installée spécialement pour lui, il me fixait droit dans les yeux. Je restais bouche bée devant lui, avant de me demander si je ne venais pas de rêver.

     -Bah quoi ? Continua-t-il de sa voix croassante. Y’a une couille dans l’potage ? On dirait que t’as vu un fantôme, fit-il avant de s’esclaffer (du moins est-ce ainsi que j’interprétais le bruit qu’il produisit à cet instant) à ce qui paraissait être une private joke.

     Je fermai les yeux très fort et les rouvrit pour vérifier si je n’avais pas rêvé. Malheureusement, le corbeau était toujours là, et s’il avait été humain, j’aurais juré qu’il y avait de l’ironie dans ses prunelles.

     -Un…un…Piaf. Un piaf qui parle. C’est un piaf qui parle. Mais qu’est ce j’ai fumé aujourd’hui ?m’exclamais-je, un poil hystérique.

     -Hé, doucement, avec ton vocabulaire ! Je suis un corvidé, pas un piaf (il prononça ce dernier mot comme si c’était la pire des insultes). Et ce que je t’appelle primate, moi ? Non ! Pff, plus aucun respect chez les jeunes, maugréa-t-il.

     Je restais paralysée, ne pouvant que cligner furieusement des yeux. Je crois qu’à ce moment là, je pétais un câble. Oh, ce n’était pas si grave que ça ; mes pétages de câble à moi étaient plutôt silencieux. Je me contentai de me bloquer entièrement et de cligner stupidement des yeux, l’esprit  totalement vide, à l’instar d’une vache qui aurait entendu un train meugler. Mais bon, ce bug était justifié : j’étais quand même morte, puis était apparue dans un ascenseur de luxe pour me faire agresser par un psychopathe en puissance auquel j’avais probablement pénétré l’esprit, et voila que je me retrouver à taper la discute avec un corvidé grincheux. Rien que de le dire, ça paraissait délirant !

     Le corbeau remua ses grandes ailes pour s’envoler vers mon épaule. Je réagis à peine quand il se cala confortablement sur ma clavicule, me contentant de le fixer toujours en clignant si fort des yeux que je frisai la crampe de paupière.

     - Alors, qu’avons-nous là ? Se questionna l’oiseau en me détaillant. Une humaine, sans aucun doute, et certainement de sexe féminin, vu la longueur des poils capillaires, observa-t-il, en parlant de moi comme si je n’étais qu’un objet de collection. Très belle dentition, poursuivit-il en m’écartant les lèvres sans ménagement, jolis yeux noisette (il m’ouvrit grand une paupière entre ses deux serres), pupilles dilatées, sûrement dues à l’ébahissement devant mon charme légendaire.

     Il délaissa mon visage pour s’intéresser à mon corps :

     -Petite, mais bien proportionnée, continua-t-il en admirant mes hanches, puis il glissa une serre pour écarter le col de mon tee-shirt. Beaux spécimens de glandes mammaires ! S’exclama-t-il d’un ton appréciateur. A ce moment-là, je réagis enfin en poussant un « Hé ! » indigné et en lui administrant une tape sur la tête qui le délogea de mon épaule.

     Il voleta vers son perchoir en ricanant.

     -Au moins, tu es saine d’esprit ! Je commençais à me poser la question, à te voir cligner des yeux comme une folle. Tu ressemblais à ma défunte tante Helga, qui souffrait d’un double tic à chaque paupière. Je peux te dire que c’était dur de s’intéresser à la conversation, avec elle ! S’esclaffa-t-il.

     -Bon, bon, je suis sûre que votre tante est passionnante, mais moi j’ai d’autres problèmes, là, bougonnais-je, fâchée d’avoir été dépassée par les événements aussi facilement.

     -Roh, tu n’es vraiment pas marrante.

     -Où suis-je ? demandais-je, en ignorant sa dernière remarque.

     -Tu n’en sais vraiment rien, alors ? Insistât-t-il, en penchant la tête sur le côté comme seuls savent faire les oiseaux. Tu n’en as vraiment aucune idée ?

     -Puisque je vous le dis ! M’exclamai-je, excédée. Si vous pouviez aussi répondre à mes…

     -Comment es tu arrivée ici ? me coupa-t-il, en faisant fi de ma requête.

     Il avait les plumes toutes ébouriffées d’excitation, et des étoiles scintillaient dans les deux petites billes noires qu’étaient ses yeux.

     Je respirais à fond pour m’empêcher de le transformer en poulet rôti, agacée par sa manie de ne jamais répondre aux questions, mais je savais que c’était le genre de personne –enfin, si on peut parler de personne dans ce cas précis- qui parlerait quand elle l’aurait décidé. Alors, je pris sur moi et répondis à sa question :

     -Je n’en sais strictement rien. Je me suis directement réveillée dans cet ascenseur, sans savoir ce que je faisais là. Je ne sais même pas quel est cette endroit ! Je me rappelle juste que le bus m’a… Que je… Que je suis… Je ne pus finir ma phrase. L’admettre, c’était une chose, mais le dire, c’en était une autre…

     Heureusement, le corbeau était là pour me secourir :

     - Morte ? Décédée ? Crevée comme un rat au milieu de l’autoroute ?

     -Euh, oui. Avec plus ou moins de tact, mais en gros c’est ça.

     Il sourit –du sourire rusé d’un corvidé- et revint se poser sur mon épaule.

     -Bah ma p’tite, on va pas s’ennuyer, toi et moi. Et ça ne fais que commencer… Appuie sur le gros bouton rouge, là, je sais que tu meurs d’envie de ‘l’ faire depuis t’à l’heure. Ha ha, tu vas avoir le privilège de rencontrer un grand dès ton premier jour, jubila-t-il en se frottant les serres.

     -Comment savez vous que je voulais appuyer sur le… Commençais-je à demander, avant que la fin de sa phrase ne se fraye un chemin jusqu’à mon cerveau. Mais, attendez, mais… Qui ?

     -Parce que n’importe quel humain normalement constitué ne peut s’empêcher d’être curieux. Répondit-il à ma première question. 

     Il marqua une petite pose dramatique, pour ménager son effet, puis déclara :

     -Et on va faire un p’tit tour dans le bureau de saint Pierre.

     -St…Le Saint pierre ?

     J’étais  ébahie. Cela allait définitivement trop vite pour moi. Je recommençais sérieusement à me demander si je ne rêvais pas…

     -Bon, apparemment, la nouvelle élue n’est pas des plus actives mentalement. Je vais encore devoir faire tout moi-même, soupira-t-il avec un air d’auto apitoiement. Accroche ta ceinture, bébé, s’écria-t-il avant que je ne puisse riposter.

     Et il appuya sur le gros bouton rouge.


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