• Musique à l'origine de cette vidéo (Echoman, Zero Gravity)

    Je cours sur les toits du monde.

    Je cours, je frappe les sommets de mes jambes, aussi régulières qu’un tic-tac. Je file sur les toits de Pent’Astu, et mon rire est un cadeau aux étoiles. Je fends le vent et j’ai l’impression de n’avoir aucunes limites. Le ciel, paré de son plus beau manteau bleu  à perles nacrés, m’enveloppe comme un linceul.

    Mais le bord du toit approche ; en dessous, c’est le vide, c’est la mort. J’éclate de nouveau de rire. Ils pensent qu’ils peuvent m’attraper ? J’approfondis  mes foulées et m’élance au dessus du vide, le corps tendu comme un arc, les bras en croix. Une seconde, je suis un ange. Celle d’après, je coule comme une pierre. J’étends mon bras vers une barre de métal plantée dans le mur, verrouille ma main dessus, et laisse la gravité faire le reste. Mon bras se tend, mon épaule est brouillée sous la pression de mon corps. Puis, mes jambes se balance vers l’avant, je contracte mes abdos en feu, et j’exécute un salto arrière parfait qui me laisse accroupie sur le sol. Poum. Poum. Poum. Trois battement de cœur, et je suis de nouveau une flèche qui file entre le dédale des minuscules ruelles  de pierre des vieux quartiers. Cette flèche a une cible : l’Arche des Aigles.

    Ancienne église Gothique, survivant vaillamment aux cinq siècles de son existence, l’Arche avait dû plier ses tours sous la violence de La Guerre des Sang. Désormais pas plus qu’une imposante ruine d’une dizaine de mètres de haut, les prières qu’elle protégeait se sont muées en murmures, à peine tangible, des souvenirs qui cimentent ses pierres.

    C’est le défi parfait.

    Je m’arrête au pied de l’arche, le souffle à peine altéré. Courir est aussi naturel pour moi que respirer. Ne suis-je pas celle qui déchira la lumière pour annoncer la nuit originelle aux mortels ?  Le ciel est une grande étendue, et je n’ai pas eu beaucoup de temps pour le parcourir. La seule qui aurait pu prétendre me disputer le monopole de la vélocité (à tort, bien évidemment)  était mon idiote de sœur jumelle, Nymin. Qui ne m’embêterais plus pour un certain bout de temps… Cette pensée me provoque un nouvel éclat de rire, farouche, mauvais, et si puissant qu’il explose les vitres alentour.

    Je lève la tête vers le sommet du monument. Celui-ci semble s’allonger sous mon regard, se gonflant d‘importance, dans une tentative d’intimidation inerte. Quelle sottise. Je semais déjà la discorde chez les mortels qu’il n’était que galets éparpillés aux confins du monde.

    Avec un sourire confiant, je pose main droite sur la pierre, fraîche et rugueuse sous mes doigts, que je laisse paresseusement glisser vers le bas, jusqu’à que je crochète une petite aspérité sur la façade. Cela suffira. Je commence à me hisser le long de la paroi, calant mes pieds et mes mains sur des saillies minuscules, n’hésitant pas à encourir tous les risques, à utiliser toutes les ressources de ce corps pour attraper des prises lointaines. Mes efforts payent leur dû : je progresse à une vitesse quasi surnaturelle, avec une agilité que peu d’humains pourraient égaler. L’air de la nuit fouette mes bras nus tandis que le sol s’éloigne sous mes pieds, et bien vite un froid polaire m’engloutit. Un froid qui ne peut pas m’atteindre.

    J’en suis déjà aux trois quarts de la distance à parcourir.  A ma place, n’importe quelle personne normalement constituée aurait les muscles des bras tétanisés, le souffle coupé par le manque d'oxygène, les doigts trop engourdis pour pouvoir continuer. N’importe quelle personne aurait sûrement regardé vers le bas, et l'aurait rejoint tôt où tard, arrêtant le calvaire qu'elle endurait de gré où de force.

    Je ne suis pas n’importe quelle personne.

    Mes muscles à moi sont à peine échauffés, et mes doigts ne me font jamais défaut. Si je regarde en bas, c’est parce que les aigles m’effleurent de leurs ailes pour me souhaiter la bienvenue sur leur territoire. Il ne reste plus qu’une dizaine de centimètres, que je franchis avec joie.

    Désormais debout, je déambule sur la cime du monde. Je regarde avec satisfaction mes bottes en cuir piétiner l'univers réduit qui se déroule quelque mètre plus bas. J’avais décidément dormi pendant beaucoup trop longtemps ; les mortels ont commencés à oublier la crainte ancestrale que la nuit doit inspirer… Je me ferais un plaisir de leur rappeler. Mes mains tremblent d’excitation devant toutes les possibilités qui s’offrent à moi. Épidémies ? Super-prédateurs ? Catastrophes climatiques ? Les trois ? Tu as tout ton temps à présent, me morigénais-je intérieurement. Tout ton temps. Ne le gâche pas en joies futiles !

    Non, ce soir est un soir de plaisir. De fête, plus exactement. Les Tunderblakes sont revenus ! Entendez-vous, mortels ? Bientôt, votre monde ne sera plus que ruines et désolation, peur et colère, survie au détriment du reste. Bientôt, vous paierez vos crimes au prix du sang, conclus-je avec une rancœur infinie.

    Je stoppe à l’aboutissement de la fine passerelle de pierre, et fais volte-face en glissant sur les talons. Devant moi, une jetée de pierre qui se lance dans un océan d’étoiles, un passage vers un infini que seuls les aigles sont autorisés  à parcourir. Le ciel est si beau… J’avais oublié que son bleu était capable de vous engloutir si totalement, si profondément, de vous pénétrer jusqu’à faire partir de vous. L’espace est fait de vide, le même vide qui sépare nos cellules. Au fond, nous sommes tous,  humains comme dieux, fait d’un petit bout de ciel…

    Je commence à courir, vite, vite et fort. Je savoure chaque foulée, chaque poussée qui m’éloigne un peu plus du passé. Courir, ne jamais regarder en arrière, juste courir, tracer une trainée de feu dans le ciel de la vie, telle une étoile filante. Incandescente.

    Un éclair d’euphorie tonne de nouveau en moi et c’est en pleurant de rire que je bascule vers le vide, une nouvelle fois. Je tombe bras et jambes écartés, et l’air fuse autour de moi comme un geyser. Les aigles se joignent à moi et entame un ballet de plumes dont je suis l’artiste centrale, nos voix mêlées entonnent une ode à la vie.

    Je suis folle. Je suis libre.

    Je suis Amaury.  


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