• Chapitre 2

    Les couloirs déserts d'une université, comme ceux d'un hôpital, ont toujours une dimension d'expectative inquiétante. Peut-être parce qu'ils sont réfléchis pour accueillir une foule qui, une fois absente, prive les locaux de leur utilité donc de leur sens. En tous cas, c’est comme ça que j’expliquai l'impression que les casiers me suivaient des yeux tandis que je remontai le troisième étage à la lumière de mon téléphone. L'obscurité qui peignait les grandes vitres d'un noir opaque n'aidait pas beaucoup non plus. Vive le mois de Novembre, où le soleil se couche avec les mamies et papys des maisons de retraite !

    Albert n'était pas ré-apparu pendant deux heures, ce qui ne me rassurait pas. Pourvu que ne soit rien arrivé au petit esprit. Certains esprits protecteurs, comme ceux qui protègent les lieux de culte très fréquentés, sont millénaires et immensément puissants. D'autres sont comme Albert : ils font de leur mieux.

    C'était déjà un miracle qu'Angony-les-prés, 12 500 habitants, possède sa propre université. Aménagée dans une ancienne école de garçon, elle avait fermé quand les batailles de la Seconde Guerre Mondiale étaient venus frapper aux portes de la commune. Au grand désarroi des historiens, les combats avaient miraculeusement épargné le village, le contournant des deux côtés tel un torrent fendu par rocher - j'avais ma petite hypothèse quant aux origines du phénomène, vous vous en doutez. Ensuite, personne ne sut trop quoi faire de cette brique cinquantenaire aux fenêtres mal isolées jusqu'à ce qu'un maire, dans les années 70, eut la brillante idée d'y installer trois licences : Sciences de la Terre, Maths et Art. Oui, on peut dire qu'il aimait plaire à tout le monde. Bizarrement, la filière Maths avait réussi à glaner pas mal de prestige au fil des années, mais pour les Arts et la Science de la Terre... Disons que nous étions les joyeux lurons que personne ne voulait accepter hors de la région.

    En somme : niveau énergie spirituelle, on était plus proche du poulet qui brille dans le noir que du phœnix.

    Je cavalai le long des escaliers en réfléchissant à mon prochain coup. Si une menace paranormale devait apparaître dans le bâtiment, ce serait forcément au sous-sol. Don de médium oblige, j'avais étudié l'histoire de la faculté avant d'y entrer histoire de ne pas débarquer candidement dans un enfer surnaturel. Le passé de l'université était étonnement banal -presque ennuyeux, voyez, même pas un petit suicide étudiant à déplorer- jusqu'aux années de la fermeture de l'école de garçon, où la documentation se tarissait. En soi, cela restait plutôt positif : un meurtre sordide aurait marqué les esprits, non ? Mais si meurtre sordide il y avait eu, ce fut soit au sous-sol, soit au rez-de-chaussée car les étages ne furent construits que bien plus tard. Ma petite préférence allait au sous-sol, lieu des plus infâmes ignominies depuis l'invention de la maison selon toutes les histoires d'horreur de tous les temps.

    J’avais atteint hall d’entrée central du rez-de-chaussée, qui séparait le bâtiment rectangulaire en deux ailes symétriques non-connexes : pour atteindre l’entrée du sous-sol, qui se trouvait tout au bout du couloir de droite, j’avais dû descendre par l’escalier de l’aile gauche et traverser tout le bâtiment. Contrairement aux toilettes du 3ème, celles du rez-de-chaussée étaient fouillées avant la fermeture de la faculté, d’où la nécessité du détour. Cela ne me dérangeait pas particulièrement. Grâce à mon don, j’assistai depuis toute petite à des scènes qui n’auraient pas dépareillé dans un film d’horreur. Me balader dans mon université la nuit stagnait plutôt bas sur mon flippomètre. Pourtant, plus je me rapprochai de ma destination, plus mes jambes me pesaient. Je commençais à me demander si je n’allais pas rentrer chez moi, finalement. Après tout, il était déjà l’heure du dîner et j’avais sauté le goûter, hérésie que mon estomac avait décidé de laver d’une croisade contre le reste de mon organisme.

    Ne me jugez pas, s’il vous plaît. Vous me voyez ainsi accourir au-devant du danger et vous vous dites que j’ai sûrement un as magique dans la manche, pour équilibrer mes chances avec cette engeance que j’ai l’infortune de discerner. Moi aussi, je le pensais. Alors j’ai cherché, pendant longtemps, mon pouvoir : télékinésie, pyrokinésie, téléportation…Manipulation télépathique ?... Au bout de 18 ans, il a bien fallu se rendre à l’évidence : je ne pouvais que compter précisément les quenottes du monstre qui ferait de moi son casse-croûte. Eventuellement après l’avoir vu boulotter un écolier du XXe siècle. Quelle héroïne.

    J’étais en passe de me dégonfler tout à fait quand je captais un mouvement dans mon champ de vision. Il est là. Le frisson familier d’une dizaine de doigts glacés dévalant l’échine jusqu’au bas du dos. Cette fois, il est vraiment là.

    Le rayon de lumière de mon téléphone balaya rapidement l’endroit où je l’avais vu bouger. Tout était en ordre sur son passage. Le vieux parquet usé par un millier de paires de pieds, la placo lézardé des murs, les panneaux en liège des murs recouverts de papiers…Je me retournai brusquement. Rien non plus derrière… Mon cœur battait si fort que je le sentais jusque dans les doigts qui serraient mon téléphone. Je sais que tu es là…Mais où… Le craquement du parquet me fit sursauter. C’était moi-même qui l’avait provoqué en reculant inconsciemment le pied. Le silence était devenu était étouffant, si bien que je n’entendais plus que mes propres halètements. Et l’air… L’air brûlait la gorge… J’écarquillai les yeux en voyant un nuage de condensation sortir de ma bouche.

    De nouveau, je me retournai vers le côté du couloir qui donnait vers le hall. La sortie, pensais-je, le hall donne sur la sortie. Je peux sprinter vers la sortie et… Mon cœur s’arrêta dans ma poitrine. Une obscurité surnaturelle, noire et visqueuse comme du pétrole, avaient englouti tout ce que le rayon de ma lampe n’atteignait pas. Impossible de voir vers quoi je me précipiterais tête baissée. J’étais cernée. J’étais un rat qui attendait que le piège se referme sur lui.

    Quelque chose de froid glissa le long de ma joue.

    Mais je ne pleure pas…

    Dans un état second, je dirigeai la lumière au-dessus de moi.

    C'est une araignée, pensai-je d'abord. Le corps faisait la taille d'un homme adulte, les longues pattes noires se recroquevillant sur le plafond, articulations saillantes, adhérant totalement à la surface malgré la gravité. Une tâche blafarde tenait lieu de visage à la chose, dont les détails m'apparurent progressivement, comme si mon cerveau se refusait à la considérer d'un bloc. D'abord, une bouche entrouverte, flasque, dont s'étirait un filet de bave. Un nez. Deux yeux révulsés, blancs apparents. Les mèches de cheveux bruns ternes se décollaient du crâne, comme le pelage d'un animal mort. Malgré sa couleur, la peau était parfaitement lisse et le visage était petit - un visage d'enfant, à l'envers, comme si on lui avait broyé la nuque par une rotation de 90°.

    Nous restâmes d'interminables secondes à nous faire face, le monstre et moi, aussi immobiles l'un que l'autre. Une terreur sourde - la pire que je ne connus jamais - faisait battre mes tempes, car enfin je reconnut l'enfant et cela me rendit physiquement incapable de fuir ou de crier. Fuis, fuis, sinon c'est la fin, fuis avant qu'il ne...

    Ses yeux tournèrent comme de billes de loto et deux pupilles laiteuses se fixèrent sur moi.

    Soudain, une poigne puissante me tira par le bras