• Il vous est déjà arrivé d'avoir une journée sans fond ? Mais si, vous savez, une de ces journées qui s'empire de secondes en secondes, qui vous enfonce lentement avec un plaisir plus que sadique jusqu'à que, quand vous pensez avoir touché le fond -à l'étage des fossiles paléolithiques, à peu près- et que rien de pire ne peut plus vous arrivez, vous vous rendez compte que vous êtes tombé dans un puis de pétrole vous finissez noyé par toutes ces cochonneries de la vie...

    Eh bien moi, oui. Et plus souvent que de raison, en plus. Mais bon, que voulez vous, l'Univers donne rarement des congés.

    C'est donc ici qu'a commencé cette horrible journée...

    Je soupirai de soulagement en rangeant les cahiers de l’avant-dernier cours de la journée. Il ne restait plus qu'une seule heure de géographie avant que l'on nous libère pour les deux prochains jours. Dieu, je bénissais celui qui avait inventé le week end ! Même si je lui reprochais quand même un peu de ne pas y avoir rajouté un ou deux petit jours de plus. Mais bon, je suis sûre que si nous avions trois jours de repos, on trouverait quand même matière à râler pour en avoir un quatrième.

    Ainsi, pendant que l'amphi se vidait, j'étais en train de philosopher intérieurement sur la nature jamais satisfaite de l'être humain - et de fantasmer sur le pain au raisin que je comptais m'acheter à la fin des cours, au détriment de mon régime- quand Shane Baker m'aborda.

    Afin que vous puissiez comprendre le non-sens de la phrase antérieur, il faut d'abord que je vous explique qui est Shane Baker, et qui je suis, moi.

    Shane, c'est un beau brun délicieusement musclé, avec des yeux émeraude angéliques à qui l'on aurait céder le bon Dieu sans confessions. Athlète, intelligent, charismatique et drôle, il était en plus américain, débarqué en France cette année. Cela va sans dire que c'était depuis lors le fantasme (plus ou moins) secret de toutes les filles de notre petit village bourge d'Angony-les-prés. Oui, même moi, je n'avais pas pu résister à ces magnifiques boucles chocolat et ce sourire ravageur, et j'avoue avoir peut-être légèrement fantasmer sur sa personne, de loin, dans l'intimité de mes pensées. Mais bon, je n'arrivais pas à en vouloir à mes œstrogènes: ce type était encore plus appétissant qu'une meringue enrobée de chocolat et saupoudrée de petite copeaux de noix de coco (et oui, à ce point là !).

    Comparé à ça, moi, bah j'étais... Moi. Aliénor Leroy, 18 ans, toutes ses dents, mais quelques petits kilos de gourmandise en trop. La fille un peu seule, un peu un bizarre, un peu secrète, pas du tout sociale. Certainement pas le genre de fille avec qui Shane Baker aurait eu une conversation. Et pourtant...

    -Hey, tu es bien Aliénor, c'est ça ?

    Je n'arrivais pas à le croire ! Shane Baker connaissais mon prénom ! Et avec son petit accent craquant made in America, Aliénor ressemblait à un prénom correct.

    Les quelques élèves encore en train de ranger le matériel ne devait pas non plus y croire, car soudain leur geste se firent plus trainants, et je pus presque voir leur oreilles avides de ragots se tendre dans nôtre direction. Si je faisais, ou disais, un truc gênant durant cette conversation, il ne fallait pas douter que la communauté étudiante en serais avertie en moins de temps qu'il me fallait pour dire "pancake". Avais-je mentionnée que j'étais une véritable nouille en société ? Je ne savais jamais ce que j'étais censée dire, où faire, surtout dans une situation comme celle-là.

    C'était donc vaguement paniquée que je me levais, serrant mon sac contre moi, tentant d' endiguer le flot mouvementé de pensées débiles qui s’entrechoquaient dans ma tête. Je lui répondis avec un petit sourire :

    -Hey, oui c'est bien ça. Et toi tu es bien Shane, non ?

    Comme si je ne le savais pas. Mon hypocrisie m’effarait, parfois.

    -Ouais. (Il me fit un petit sourire gêné. Pourquoi faisait-il si chaud, soudain ?) Ça fait un petit moment que je t'observais mais je n'avais jamais osé t'aborder.

    Il ne finit pas sa phrase, attendant sûrement que je dise quelque chose. Les quelques spectateurs de notre conversation, qui ne faisaient plus aucun effort pour masquer leur curiosité, en restèrent babas. J'aurais sans doute était dans le même état, si une toute autre variable n'était pas entrée inopinément dans l'équation.

    Shane parut momentanément désarçonné par mon absence de réaction, mais se reprit très vite et entama une longue tirade dont je n'entendis pas un traitre mot, car toute mon attention était désormais concentrée sur la petite chose qui tiraillait le côté de mon pull.

    Albert, le petit garçon mort lié à cette faculté, était en train de gâcher  ma première et dernière conversation avec Shane Baker.

    Ah oui, j'avais sûrement oublié de vous signaler cette petite particularité de ma personne: je vois les esprits protecteurs. Attention, je vous vois venir avec vos "rah, encore une histoire de medium qui papote avec les défunts", ce pourquoi je me dois de vous expliquer tout de suite la situation.

    Sur ce monde, il y a trois catégories de personnes : les humains vivants, les esprit protecteurs et les Autres.

    Les humains vivants n'entrent que très rarement en contact avec le côté surnaturel de leur monde. Ils se contentent de suivre leur routine, leurs petits problèmes quotidiens, sans jamais venir à se douter que d'autres espèces intelligentes peuplent leur planète, ce qui arrange bien ces dernières. Quand ils meurent, leur esprit monte tout de suite au ciel, là où les anges s'occupent de les trier, d'après ce que m'a dit une goule de ma connaissance. Il n'y a donc pas des milliers d'esprits qui se baladent par-ci par-là, dieu merci; ils quittaient directement cette dimension, ce pourquoi je n'incluais pas les "humains morts" dans notre monde.

    Les esprits protecteurs, eux, sont les restes d'une âme qui a été liée à un lieu. Par un accident particulièrement violent (seulement quand certaines conditions sont remplies) ou par un mage.  Ils sont rattachés à cet endroit par un puissant lien, qui fait qu'ils ne peuvent pas s'en éloigner de plus de quelques mètres. Ils se chargent aussi de les protéger en échange de l’énergie que les lien leur fournissent. Il n'y en a pas énormément, et ils se trouvent souvent dans des lieux au passé tumultueux. Je ne les incluais pas non plus dans la catégorie "humains morts", car ces êtres subissaient une transformation lors de leur ancrage, et le terme "humain" ne convenait plus à ce qu'ils devenaient.

    Les Autres... Et bien, c'est toute la communauté magique qui se cache aux yeux des humains. J'essaye de les éviter au maximum, alors je ne sais que quelques petites choses sur eux: les plus humanoïdes parviennent à se camoufler dans la marrée humaine, et le reste habite des villes magiques dissimulées dans des endroits reclus (souvent protégés par des esprits protecteurs, d'ailleurs).

    Moi, je fais partie de la petite catégorie des humains qui sentent le paranormal depuis leur naissance. Je pouvais voir les esprits protecteurs, leur parler et même les toucher : ils étaient aussi réels pour moi que n'importe quel humain. Je vois aussi les Autres, même si je détourne bien souvent le regard dans ces cas là: ils n'aiment pas qu'on les remarque. Et vous n'aimeriez pas ce qu'ils font à ceux qu'ils n'aiment pas.

    - T'en pense quoi ?

    Je relevais les yeux vers Shane, surprise. Il m'avait sûrement posé une question, mais je n'avais rien entendu à cause d'Albert, qui n'avait pas cessé d'essayer de me tirer quelque part en murmurant "Viens... Viens..." d'un air affolé. Je ne pouvais tout simplement pas l'abandonner alors qu'il paraissait si terrifié. C'est donc à regret que je dis de la voix la plus faible que je pus :

    - Excuse moi, Shane, je me sens vraiment pas bien. Une prochaine fois peut-être ?

    Sans attendre de réponses, je fis volte-face en entraînant Albert à ma suite. J'étais peinée d'avoir perdu toutes mes chances avec le garçon le plus mignon de la fac, mais je pressentais que quelque chose de grave se tramait.

    Albert ne m'avais jamais parlé depuis mon arrivée dans cette faculté,  malgré toute mes tentatives d'approche. Il s'était contenté de me dévisager avec ses grands yeux bleus qui feraient  fondre jusqu'au cœur d'un psychopathe, et de disparaître dès que je faisais mine de l'aborder. Je l'avais d'ailleurs baptisé Albert de ma propre initiative, car il n'avait jamais voulu me révéler son vrai nom. Le fait que la première parole qu'il m'adresse soit aussi apeurée n'était pas bon signe.

    Je nous enfermais dans les toilettes des filles, qui étaient heureusement vides. J'étais supposée être en cours depuis dix minutes. Albert avait intérêt à être rapide.

    -Tu as intérêt à être rapide, lui dis-je. (Parfois, il faut savoir être concis.)

    A peine avais-je parlé que je regrettais mes mots. Le pauvre petit était tout tremblotant, les yeux si écarquillés qu'on en voyait le blanc. Il tripotait le bas de son uniforme d'écolier des années 1940, apparemment trop intimidé pour parler. Je m'accroupis à ses côtés et pris une de ses petites mains dans les miennes, que je frottais doucement pour le rassurer.

    -Qu'est ce qu'il y a, Albert ? Qu'est ce qui c'est passé ?

    Il trembla plus violemment encore, avec un air épouvanté qui me serrait le cœur. J’eus peur qu'il ne s'enfuit avant de me parler, comme toujours, mais il se fit violence :

    -Danger... Danger...

    Il avait une petite voix hésitante, et il me vint à l'esprit qu'il ne savait peut-être pas très bien parler.

    -Où Albert ? Ici? A la fac ?

    Il hocha timidement la tête. Je réfléchis rapidement. Il ne me restait moins d'une heure avant la fin des cours, où je pourrais explorer tranquillement les lieux, sans craindre d'être arrêtée par un enseignant. Ça valait le coup d'attendre un petit peu et d'être tranquille, malgré l'urgence de la situation.

    -Écoute, Albert, je dois aller en cours. Attends moi ici, je reviendrais te chercher et on ira voir ensemble le problème, OK ? Il ne me reste même pas 40mn, là.

    -Non ! Non ! Danger ! Cria-t-il, épouvanté.

    Il arracha violemment ses mains des miennes. Il était comme devenu fou: il gesticulait dans tous les sens, les yeux exorbités, en répétant : "Danger ! Danger !". Je tentais de le calmer, mais il m'ignora et finit par se volatiliser.

    Étrange, très étrange. Pas très rassurant non plus.

    Je rentrai en géographie avec 20mn de retard, prétextant un mal de ventre pour justifier mon absence. Le prof, un petit bout d'enseignant aux airs de hibou, m'enjoignit de m'assoir et de ne plus déranger le cours.

    Je passai toute l'heure suivante plongée dans mes pensées. Qu'est ce qui avait pu causer tant de frayeur à Albert ? C'était un esprit, tout de même ! Peu de choses pouvait l'atteindre. Qu'est ce qui pouvait bien le terrifier à ce point ? Je sais pas, mais je suis pas sûre d'avoir envie de le savoir.

    Les aiguilles de l'horloge tournèrent au ralenti, contrairement à mes pensées, et quand je sortis, je n'étais pas plus avancée qu'auparavant. Je me faufilai prestement jusqu'aux toilettes des filles -Albert n'était pas là, même s'il fallait s'y attendre-, m'enfermait dans une cabine et attendis, attendis, et attendis encore.

    Au bout de deux heures passées en tailleur sur mon trône à relire la carte de Bretagne, j'accueillis ma rencontre imminente avec une entité surnaturelle et probablement maléfique comme une délivrance. Je jetai mes cours dans mon sac à dos et rallumai mon portable, que j'avais éteint pour économiser de la batterie. Pas de messages, comme prévu: ma mère rentrait tard ce soir et mon père était en déplacement. Autant dire que je pouvais disparaître ce soir sans que personne n'en soit alerté avant demain matin, ho ho ho. Ho ho... Je vérifiais l'heure nerveusement. 19h53, heure de départ des derniers employés. Showtime.

    Heureusement, les toilettes étaient désertes, ce qui me permit de prendre tout mon temps pour me laver les mains en murmurant des paroles d'encouragement agressives à mon reflet. Tu peux le faire. Tu es un alpha. Grr. Une fois mon autorité assise sur la glace des toilettes, je partis à la rencontre du monstre.


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