• Il vous est déjà arrivé d'avoir une journée sans fond ? Mais si, vous savez, une de ces journées qui s'empire de secondes en secondes, qui vous enfonce lentement avec un plaisir plus que sadique jusqu'à que, quand vous pensez avoir touché le fond -à l'étage des fossiles paléolithiques, à peu près- et que rien de pire ne peut plus vous arrivez, vous vous rendez compte que vous êtes tombé dans un puis de pétrole vous finissez noyé par toutes ces cochonneries de la vie...

    Eh bien moi, oui. Et plus souvent que de raison, en plus. Mais bon, que voulez vous, l'Univers donne rarement des congés.

    C'est donc ici qu'a commencé cette horrible journée...

    Je soupirai de soulagement en rangeant les cahiers de l’avant-dernier cours de la journée. Il ne restait plus qu'une seule heure de géographie avant que l'on nous libère pour les deux prochains jours. Dieu, je bénissais celui qui avait inventé le week end ! Même si je lui reprochais quand même un peu de ne pas y avoir rajouté un ou deux petit jours de plus. Mais bon, je suis sûre que si nous avions trois jours de repos, on trouverait quand même matière à râler pour en avoir un quatrième.

    Ainsi, pendant que l'amphi se vidait, j'étais en train de philosopher intérieurement sur la nature jamais satisfaite de l'être humain - et de fantasmer sur le pain au raisin que je comptais m'acheter à la fin des cours, au détriment de mon régime- quand Shane Baker m'aborda.

    Afin que vous puissiez comprendre le non-sens de la phrase antérieur, il faut d'abord que je vous explique qui est Shane Baker, et qui je suis, moi.

    Shane, c'est un beau brun délicieusement musclé, avec des yeux émeraude angéliques à qui l'on aurait céder le bon Dieu sans confessions. Athlète, intelligent, charismatique et drôle, il était en plus américain, débarqué en France cette année. Cela va sans dire que c'était depuis lors le fantasme (plus ou moins) secret de toutes les filles de notre petit village bourge d'Angony-les-prés. Oui, même moi, je n'avais pas pu résister à ces magnifiques boucles chocolat et ce sourire ravageur, et j'avoue avoir peut-être légèrement fantasmer sur sa personne, de loin, dans l'intimité de mes pensées. Mais bon, je n'arrivais pas à en vouloir à mes œstrogènes: ce type était encore plus appétissant qu'une meringue enrobée de chocolat et saupoudrée de petite copeaux de noix de coco (et oui, à ce point là !).

    Comparé à ça, moi, bah j'étais... Moi. Aliénor Leroy, 18 ans, toutes ses dents, mais quelques petits kilos de gourmandise en trop. La fille un peu seule, un peu un bizarre, un peu secrète, pas du tout sociale. Certainement pas le genre de fille avec qui Shane Baker aurait eu une conversation. Et pourtant...

    -Hey, tu es bien Aliénor, c'est ça ?

    Je n'arrivais pas à le croire ! Shane Baker connaissais mon prénom ! Et avec son petit accent craquant made in America, Aliénor ressemblait à un prénom correct.

    Les quelques élèves encore en train de ranger le matériel ne devait pas non plus y croire, car soudain leur geste se firent plus trainants, et je pus presque voir leur oreilles avides de ragots se tendre dans nôtre direction. Si je faisais, ou disais, un truc gênant durant cette conversation, il ne fallait pas douter que la communauté étudiante en serais avertie en moins de temps qu'il me fallait pour dire "pancake". Avais-je mentionnée que j'étais une véritable nouille en société ? Je ne savais jamais ce que j'étais censée dire, où faire, surtout dans une situation comme celle-là.

    C'était donc vaguement paniquée que je me levais, serrant mon sac contre moi, tentant d' endiguer le flot mouvementé de pensées débiles qui s’entrechoquaient dans ma tête. Je lui répondis avec un petit sourire :

    -Hey, oui c'est bien ça. Et toi tu es bien Shane, non ?

    Comme si je ne le savais pas. Mon hypocrisie m’effarait, parfois.

    -Ouais. (Il me fit un petit sourire gêné. Pourquoi faisait-il si chaud, soudain ?) Ça fait un petit moment que je t'observais mais je n'avais jamais osé t'aborder.

    Il ne finit pas sa phrase, attendant sûrement que je dise quelque chose. Les quelques spectateurs de notre conversation, qui ne faisaient plus aucun effort pour masquer leur curiosité, en restèrent babas. J'aurais sans doute était dans le même état, si une toute autre variable n'était pas entrée inopinément dans l'équation.

    Shane parut momentanément désarçonné par mon absence de réaction, mais se reprit très vite et entama une longue tirade dont je n'entendis pas un traitre mot, car toute mon attention était désormais concentrée sur la petite chose qui tiraillait le côté de mon pull.

    Albert, le petit garçon mort lié à cette faculté, était en train de gâcher  ma première et dernière conversation avec Shane Baker.

    Ah oui, j'avais sûrement oublié de vous signaler cette petite particularité de ma personne: je vois les esprits protecteurs. Attention, je vous vois venir avec vos "rah, encore une histoire de medium qui papote avec les défunts", ce pourquoi je me dois de vous expliquer tout de suite la situation.

    Sur ce monde, il y a trois catégories de personnes : les humains vivants, les esprit protecteurs et les Autres.

    Les humains vivants n'entrent que très rarement en contact avec le côté surnaturel de leur monde. Ils se contentent de suivre leur routine, leurs petits problèmes quotidiens, sans jamais venir à se douter que d'autres espèces intelligentes peuplent leur planète, ce qui arrange bien ces dernières. Quand ils meurent, leur esprit monte tout de suite au ciel, là où les anges s'occupent de les trier, d'après ce que m'a dit une goule de ma connaissance. Il n'y a donc pas des milliers d'esprits qui se baladent par-ci par-là, dieu merci; ils quittaient directement cette dimension, ce pourquoi je n'incluais pas les "humains morts" dans notre monde.

    Les esprits protecteurs, eux, sont les restes d'une âme qui a été liée à un lieu. Par un accident particulièrement violent (seulement quand certaines conditions sont remplies) ou par un mage.  Ils sont rattachés à cet endroit par un puissant lien, qui fait qu'ils ne peuvent pas s'en éloigner de plus de quelques mètres. Ils se chargent aussi de les protéger en échange de l’énergie que les lien leur fournissent. Il n'y en a pas énormément, et ils se trouvent souvent dans des lieux au passé tumultueux. Je ne les incluais pas non plus dans la catégorie "humains morts", car ces êtres subissaient une transformation lors de leur ancrage, et le terme "humain" ne convenait plus à ce qu'ils devenaient.

    Les Autres... Et bien, c'est toute la communauté magique qui se cache aux yeux des humains. J'essaye de les éviter au maximum, alors je ne sais que quelques petites choses sur eux: les plus humanoïdes parviennent à se camoufler dans la marrée humaine, et le reste habite des villes magiques dissimulées dans des endroits reclus (souvent protégés par des esprits protecteurs, d'ailleurs).

    Moi, je fais partie de la petite catégorie des humains qui sentent le paranormal depuis leur naissance. Je pouvais voir les esprits protecteurs, leur parler et même les toucher : ils étaient aussi réels pour moi que n'importe quel humain. Je vois aussi les Autres, même si je détourne bien souvent le regard dans ces cas là: ils n'aiment pas qu'on les remarque. Et vous n'aimeriez pas ce qu'ils font à ceux qu'ils n'aiment pas.

    - T'en pense quoi ?

    Je relevais les yeux vers Shane, surprise. Il m'avait sûrement posé une question, mais je n'avais rien entendu à cause d'Albert, qui n'avait pas cessé d'essayer de me tirer quelque part en murmurant "Viens... Viens..." d'un air affolé. Je ne pouvais tout simplement pas l'abandonner alors qu'il paraissait si terrifié. C'est donc à regret que je dis de la voix la plus faible que je pus :

    - Excuse moi, Shane, je me sens vraiment pas bien. Une prochaine fois peut-être ?

    Sans attendre de réponses, je fis volte-face en entraînant Albert à ma suite. J'étais peinée d'avoir perdu toutes mes chances avec le garçon le plus mignon de la fac, mais je pressentais que quelque chose de grave se tramait.

    Albert ne m'avais jamais parlé depuis mon arrivée dans cette faculté,  malgré toute mes tentatives d'approche. Il s'était contenté de me dévisager avec ses grands yeux bleus qui feraient  fondre jusqu'au cœur d'un psychopathe, et de disparaître dès que je faisais mine de l'aborder. Je l'avais d'ailleurs baptisé Albert de ma propre initiative, car il n'avait jamais voulu me révéler son vrai nom. Le fait que la première parole qu'il m'adresse soit aussi apeurée n'était pas bon signe.

    Je nous enfermais dans les toilettes des filles, qui étaient heureusement vides. J'étais supposée être en cours depuis dix minutes. Albert avait intérêt à être rapide.

    -Tu as intérêt à être rapide, lui dis-je. (Parfois, il faut savoir être concis.)

    A peine avais-je parlé que je regrettais mes mots. Le pauvre petit était tout tremblotant, les yeux si écarquillés qu'on en voyait le blanc. Il tripotait le bas de son uniforme d'écolier des années 1940, apparemment trop intimidé pour parler. Je m'accroupis à ses côtés et pris une de ses petites mains dans les miennes, que je frottais doucement pour le rassurer.

    -Qu'est ce qu'il y a, Albert ? Qu'est ce qui c'est passé ?

    Il trembla plus violemment encore, avec un air épouvanté qui me serrait le cœur. J’eus peur qu'il ne s'enfuit avant de me parler, comme toujours, mais il se fit violence :

    -Danger... Danger...

    Il avait une petite voix hésitante, et il me vint à l'esprit qu'il ne savait peut-être pas très bien parler.

    -Où Albert ? Ici? A la fac ?

    Il hocha timidement la tête. Je réfléchis rapidement. Il ne me restait moins d'une heure avant la fin des cours, où je pourrais explorer tranquillement les lieux, sans craindre d'être arrêtée par un enseignant. Ça valait le coup d'attendre un petit peu et d'être tranquille, malgré l'urgence de la situation.

    -Écoute, Albert, je dois aller en cours. Attends moi ici, je reviendrais te chercher et on ira voir ensemble le problème, OK ? Il ne me reste même pas 40mn, là.

    -Non ! Non ! Danger ! Cria-t-il, épouvanté.

    Il arracha violemment ses mains des miennes. Il était comme devenu fou: il gesticulait dans tous les sens, les yeux exorbités, en répétant : "Danger ! Danger !". Je tentais de le calmer, mais il m'ignora et finit par se volatiliser.

    Étrange, très étrange. Pas très rassurant non plus.

    Je rentrai en géographie avec 20mn de retard, prétextant un mal de ventre pour justifier mon absence. Le prof, un petit bout d'enseignant aux airs de hibou, m'enjoignit de m'assoir et de ne plus déranger le cours.

    Je passai toute l'heure suivante plongée dans mes pensées. Qu'est ce qui avait pu causer tant de frayeur à Albert ? C'était un esprit, tout de même ! Peu de choses pouvait l'atteindre. Qu'est ce qui pouvait bien le terrifier à ce point ? Je sais pas, mais je suis pas sûre d'avoir envie de le savoir.

    Les aiguilles de l'horloge tournèrent au ralenti, contrairement à mes pensées, et quand je sortis, je n'étais pas plus avancée qu'auparavant. Je me faufilai prestement jusqu'aux toilettes des filles -Albert n'était pas là, même s'il fallait s'y attendre-, m'enfermait dans une cabine et attendis, attendis, et attendis encore.

    Au bout de deux heures passées en tailleur sur mon trône à relire la carte de Bretagne, j'accueillis ma rencontre imminente avec une entité surnaturelle et probablement maléfique comme une délivrance. Je jetai mes cours dans mon sac à dos et rallumai mon portable, que j'avais éteint pour économiser de la batterie. Pas de messages, comme prévu: ma mère rentrait tard ce soir et mon père était en déplacement. Autant dire que je pouvais disparaître ce soir sans que personne n'en soit alerté avant demain matin, ho ho ho. Ho ho... Je vérifiais l'heure nerveusement. 19h53, heure de départ des derniers employés. Showtime.

    Heureusement, les toilettes étaient désertes, ce qui me permit de prendre tout mon temps pour me laver les mains en murmurant des paroles d'encouragement agressives à mon reflet. Tu peux le faire. Tu es un alpha. Grr. Une fois mon autorité assise sur la glace des toilettes, je partis à la rencontre du monstre.


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  • Salut salut !

    J'ai commencé une nouvelle fiction, qui s'organisera bien différemment de la précédente. Déjà, je posterais sur cette page les liens direct vers les chapitres, suite au judicieux commentaire d'une blogueuse. Cela sera ainsi beaucoup plus simple pour accéder aux parties.

    Ensuite, les chapitres seront plus courts mais je les sortirais plus souvent, ce qui permettra au lecteur potentiel de ne pas être effrayé par la longueur du texte et de ne pas s'ennuyer durant la lecture (enfin, j’espère !).

    Et enfin je classerais les chapitres en différents épisodes (des sortes de tomes, en fait) où je me limiterais à dix-quinze chapitres/épisodes, pour ne pas me lasser (ça va être dur ;-;). J'aurais plus que besoin de vos commentaires, alors n'hésitez pas une seconde, même si c'est pour me dire que vos yeux coulent de vos orbites tant c'est mauvais ! (Enfin, tant que c'est une critique construite, bien sûr. (Vous aviez déjà remarqué qu'il y avait "truite" dans construite ? Moi nan. (Maintenant, si. ( Bravo à celui qui trouve la référence ;) (Parenthèse-inception, yol//PAN//))))).

    Bon, fermons cette parenthèse (Mwahaha. Quoi ? Pourquoi vous voulez que je sortes ?) et passons aux choses sérieuse. Bonne lecture ! ;D

    http://ekladata.com/E1zhghuJdVAAIIXcNU4bgYAurzY.png

    Chapitre 1:

    "Ça mon gars, c'est le début d'une journée désastreuse."

    Chapitre 2:

    "Là mon gars, je crois que Dieu a une dent contre cette nana."


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  •  

    Musique écoutée en l'écrivant (Where is my mind, cover Emily Browning)

     

    Je regarde le monde à travers la buée sur la vitre du bus. Tout défile sous mes yeux, des rues, des arbres, des poteaux téléphoniques.

    Des gens.

    Des vies.

    Un monde.

    Avant, ce monde était le mien. J’y coulais des jours heureux, et des jours moins heureux. Je me levais sous son soleil et me couchais sous ses étoiles. Il était là pour moi, omniprésent mais pas vraiment efficient, comme une réalité dont l’on a conscience mais qui ne nous affecte pas. Pas avant de la perdre.

    Et je l’avais perdue. On me l’avait enlevée, en fait : une nuit je m’endors dans mon lit, et le matin suivant, je suis dans un endroit inconnu, entourée de gens inconnus, pour des raisons inconnus.  Vous trouvez ça injuste ? Moi aussi. Enfin, au début. L’être humain s’habitue à tout.

    Désormais, c’est ce monde là qui me paraît irréel. Les gens sont des extraterrestres pour moi, plus encore que je ne le suis pour eux. J’ai l’impression que tout ceci n’est qu’un décor, un mensonge monté de toutes pièces, une mélodie harmonieuse dans laquelle je ne suis plus qu’une fausse note. « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sommes que les acteurs » disait Shakespeare. Si c’est le cas, j’ai perdu mon texte.

    -Ça va, Malou ? demande Kate, ma meilleure amie. Tout va bien se passer, tu verras. Anthony était super-content de ton retour, t’as pas idée. C’est normal, on pensait tous que tu étais, enfin…

    Je peux presque entendre le « oups !» dans ses pensées, pendant qu’elle me regarde avec appréhension, comme si elle s’attendait à ce que j’explose en sanglots.

    Kate est une bonne fille. Elle est sympa, sportive, c’est la rédactrice en chef du journal du lycée. Elle est mignonne, aussi : un teint de porcelaine, un carré châtain qui lui chatouille le menton, de grands yeux soulignés par un discret coup d’eyelineur.

    On se ressemblait beaucoup, avant. Moi aussi j’étais mignonne ; moi aussi j’étais sympa. Moi aussi, j’étais la rédactrice en chef du lycée. J’avais même un petit copain, Anthony.

    Maintenant, je suis maigre, on me voit les côtes. Mes yeux à moi sont soulignés d’énormes cernes, bleuâtres sur ma peau cadavérique. Mon poste au journal a échoué à ma meilleure amie, et mon petit copain à une petite nouvelle ; une parisienne au décolleté impressionnant, d’après Facebook. Huit mois de disparition auront suffi a rayé mon existence de ce monde, c’est triste. Et maintenant que je suis réapparue, tout le monde est bien embêté pour me recaser dans son petit quotidien.

    Mais peut-on réellement en vouloir à ses proches d’avoir essayé de se reconstruire ? Je ne crois pas. Ce pourquoi je fini sa phrase, avec un sourire forcé :

    -Morte ? C’est pas grave, tu sais, moi aussi j’ai bien cru que j’allais y passer. En attendant, cela ne te dérange pas si je me repose jusqu’à l’arrivée ? Je n’ai presque pas dormi la nuit dernière.

    Je n’ai pas dormi la nuit dernière, ni celle d’avant. Mais cela, elle n’a pas besoin de le savoir.

    -Pas de problème. Fais de beaux rêves.

    Elle est déçue, je le vois dans son sourire peiné. Elle croit qu’elle s’y prend mal, qu’elle m’a vexé ; elle ne sait plus comment m’approcher, quoi dire, quoi faire. Je ne suis plus la Maëlie qu’elle a connu, celle qui partageait tous ses secrets, celle avec qui elle a grandi. Qui est cette fille à  présent, après tout ce qu’on lui a fait subir ? se demande-t-elle en son fort intérieur.

    Ah, Kate… Si seulement je le savais…

    Je passe le reste du trajet à contempler le paysage qui défile à travers la vitre, les yeux mi-clos. Je n’essaye même pas de dormir, je sais d’avance que ce serait peine perdue.  Alors je fais comme toujours depuis mon retour parmi les vivants : je rumine mes idées noires. Je me pose des questions sans réponses.

    Je me remémore mon évasion.

    *

    Il fait nuit noire dehors. Je suis bâillonnée, pieds et mains attachés, dans le coffre d’une voiture…en marche, d’après les vibrations. Ma tête raisonne comme un clocher, j’ai les yeux qui pleurent et la nausée. Qu’est ce que je fais là ? J’essaie désespérément de me rappeler, mais mon cerveau refuse de coopérer. Une grosse migraine menace de s’installer dans mes tempes, alors je décide d’abandonner et de me concentrer sur la situation. Une sensation d’étouffement oppresse ma poitrine, et la peur me glace les entrailles. Malgré cela, je ne panique pas : j’ai l’intuition qu’il ne faut pas que je me fasse remarquer. Il n’y aura pas de deuxième chance.

    Après une gymnastique endiablée avec ma langue, j’arrive à me débarrasser de mon bâillon, et je respire un grand coup, le plus discrètement possible. La voiture est plongée dans la pénombre, mais je distingue quand même les haillons qui recouvrent mon corps, et la pelle couchée près de moi.

    Ça ne sent pas bon, ça.

    Je tâche de réprimer une nouvelle vague de terreur, si puissante que je manque de m’uriner dessus. Je-vais-survivre-je-vais-survivre-je-vais-survivre. Je répète ce mantra pour éloigner la peur, tandis que la lumière d’un réverbère inonde brièvement la voiture, me forçant à fermer les yeux. Nous sommes donc sur une route éclairée, ce qui signifie que nous ne sommes pas dans les routes de campagne profonde. Le soulagement manque de m’étouffer. Peut-être que les policiers arrêteront la voiture ? Peut-être que quelqu’un viendra à mon secours ?

    A peine ces pensées effleurent mon esprit que je les repousse violemment. Non, aucun prince n’accourra sur son cheval blanc. Il faut que je m’échappe par moi-même, et dans le cas contraire… Je me résous à vendre cher ma peau. Je reprends possession de mes moyens et commence à forcer sur mes liens pour tenter de les défaire. C’est impossible : ils sont inextricables et ont visiblement été faits par un professionnel. Je ne me décourage pas pour autant, et je me tortille pour attraper la pelle que je cale précautionneusement entre mes genoux, veillant à ne faire aucun bruit. J’écarte les poignets au maximum, et commence à frotter la corde qui les unit avec ferveur sur l’arête métallique de la pelle.

    Je frotte ainsi pendant ce qui me semble des heures, et la corde s’use lentement mais sûrement. Mes mains tremblent sous le stress et je me les écorche plusieurs fois en ratant la pelle. Chacune de ces fois, je serre les dents et réprime mes larmes pendant quelques instants, terrifiée à l’idée que mon ravisseur m’entende. Puis, après dix respirations sans aucune réaction de sa part, je reprends ma tâche, encore plus ardemment qu’auparavant.

    Au bout de huit cent soixante dix-huit  respirations, la corde, complètement sciée, lâche enfin. Je m’en débarrasse rapidement et frotte mes poignets endoloris. J’ai réussi ! Je me m’attaque aussitôt à mes chevilles, mais dans le noir, ce n’est pas si facile, et je me retourne deux ongles dans l’opération. Après les quinze minutes les plus décourageantes de ma vie, je parviens à relâcher les liens dont je m’échappe prestement. Libre ! Enfin, en chemin…

    Pile au bon moment, car la voiture ralentit doucement, tourne, et s’arrête. Par la vitre arrière, je ne vois qu’un  lampadaire solitaire. J’entends une portière claquer, des pas crisser sur le gravier. Je suis terrifiée et je serre furieusement le manche de la pelle, mais je sais que je me défendrais coûte que coûte. Pour me tuer, il faudra me passer sur le corps !

    Mais les pas s’éloignent, sans guère s’aventurer vers le coffre. Je n’ose pas y croire. J’attends quelque secondes afin de trouver du courage, puis je prends une grande inspiration et je rabats le cache bagage. Je glisse un œil en dehors : je suis sur le parking d’une petite station service. Ma première impulsion est de m’y précipiter,  avant de réaliser que mon agresseur est sûrement parti là-bas.

    Il faut que je sorte. Maintenant.

    Je lâche la pelle à regret –trop lourde, trop voyante- et me glisse sur la banquette arrière. Mes mains tremblent d’excitation et d’appréhension. Je n’arrive pas à me souvenir pourquoi, mais je suis persuadée que j’attends cette occasion depuis très longtemps. J’ouvre la portière du côté opposé aux lumières de la station service, saute dehors –tiens, le véhicule est une voiture bleue- et referme doucement derrière moi. Après une brève vérification pour s’assurer du vide des lieux, je me précipite,  à moitié accroupie, dans les fourrés qui bordent le parking. A peine me suis-je camouflée sous un buisson qu’une haute silhouette passe la porte de la station.

    Mon ravisseur est indubitablement un homme. Grand, râblé, carrure d’athlète, le profil type du sbire qui accomplit les basses besognes des Méchants, dans les films policiers. Sa face reste plongée dans l’ombre pendant qu’il s’approche de la voiture. Va-t-il vérifier le coffre ? Je ne me suis jamais sentie aussi stressée de ma vie. S’il découvre mon évasion, ma cachette ne sera pas difficile à trouver, et je suis trop près pour qu’une fuite précipitée passe inaperçue.

    Mais…Non...Il ne vérifie pas le coffre ! Il s’assoit au volant, démarre la voiture…Et…et …Il ne part pas. Aurais-je oublié un détail compromettant ? Je me creuse la cervelle, affolée. Le cache-bagage ! J’avais sûrement oublié de remettre le cache-bagage. Non non non non non… Ça ne peut pas finir comme ça…

    La voiture s’ébranle avec le plus doux crachotement de moteur que je n’ai jamais entendu, et elle rejoint la route sans accrocs. 

    Mon cœur bat si fort qu’on dirait qu’un orage s’est déclaré dans ma poitrine. Je reste tapie dans les fourrés, trop sonnée pour bouger. J’imagine que je n’osais pas y croire, qu’au fond, je pensais que je n’en réchapperais jamais. Puis soudain, tout s’accélère. La crainte de le voir revenir agit sur moi comme un coup de talon sur les flancs d’un cheval nerveux, et je jaillis de mon buisson comme une fusée. Je trottine jusqu’à l’entrée de la station, en jetant des regards craintifs autour de moi. L’obscurité me fait peur.

    Je pousse la porte couverte de posters, rentre dans l’établissement, promène un regard vide autour de moi, sur les étagères, sur le petit magasin, jusqu’à ce que mes yeux repèrent une présence humaine. Une vendeuse. Elle me regarde avec un mélange de stupéfaction et de pitié, et je baisse les yeux vers mon corps, dans un état second.

    Ah, c’est vrai, mes vêtements sont tellement sales et déchirés qu’on ne sait même plus différencier le t-shirt du pantalon. Ah, c’est vrai, mes mains sont maculées de boues et j’ai trois ongles arrachés. Ah, c’est vrai, mes chaussures ont disparues, laissant voir des pieds noirs de crasses, abîmés. Je n’ose même pas imaginer la tête que j’ai. C’est étonnant qu’elle ne soit pas partie en courant.

    Elle s’approche de moi, doucement. Nathalie, je lis sur son badge. Je la laisse s’approcher sans dire mot. Je crois que je suis en état de choc.  

    Elle n’ose pas me toucher, elle se contente donc de me demander avec douceur :

    -Que vous est-il arrivé, mademoiselle ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?

    Je la regarde, sans pouvoir définir les sentiments qui me submergent. Du soulagement ? De la peur ? De l’incrédulité ? Les trois sûrement, et autre chose. « Cela fait trop longtemps que je n’ai pas parlé à quelqu’un, je ne sais plus comment faire ».  C’est ça, j’en suis persuadée. Où que je fus pendant cette période effacée de ma mémoire, j’y étais seule.

    Un murmure sort de ma gorge. Une voix rauque, brisée, trop grave pour la fille insouciante qui se peignait les ongles en roses tous les samedis après-midi.

    -Aidez -moi.

    *

    -On est arrivée, Maëlie. Tu viens ?

    Je rouvre les yeux, et me ré-immerge doucement dans le monde réel. Kate est sortie dans la rangée de sièges et elle m’attend, le sourire aux lèvres. Cette bonne vieille Kate. Une bouffée d’affection pour elle me noue la gorge, j’aimerais lui dire merci, merci d’être là pour moi, mais j’ai désormais trop peur des autres pour oser faire un geste vers elle. A la place, je lui réponds :

    -Deux secondes, je range mes écouteurs. Vas-y sans moi, je te rattraperai.

    Je sais que la repousser ainsi nous fait du mal à toutes les deux, mais je ne peux pas faire autrement.  C’est trop dur de faire semblant que tout va bien, que rien n’a changé. Que je n’ai pas disparue pendant des mois. Que je n’ai pas évité la mort d’un cheveu.

    Sans raisons.

    Mais Kate reste ma meilleure amie, envers et contre tout. Elle me connait encore un peu, et elle m’aime assez pour donner du temps au temps. Alors elle hoche doucement la tête, et je détourne la tête pour ne pas voir les larmes contenues dans ses yeux tandis qu’elle s’en va.

    J’enroule mes écouteurs le plus lentement possible, de manière à laisser le temps à tout le monde descendre du bus. Quelques curieux s’attardent, essayant de trouver un prétexte crédible pour me parler. Ou plutôt me presser de questions, comme se sont empressés de faire les médias, dès que je suis revenue, cette fameuse nuit de mon évasion.

    Je ne me rappelle plus très bien de la fin de cet épisode. A peine quelque flash. La sensation réconfortante d’être emmitouflée  dans une couverture pendant que la voix hystérique de Nathalie piaillait au téléphone, des gyrophares rouges et bleus, des officiers de police stressés et leur interrogatoire interminable, ma mère m’étouffant entre ses bras tandis que mon père sanglotait doucement à côté de nous, et au dessus de tout cela, une immense fatigue.

    Depuis mon réveil, le lendemain de cette nuit là, ma vie ressemblait à un enfer. Presque plus qu’avant l’Évasion, c’est dire.

    J’étais constamment harcelée : par les flics avec leur questions auxquelles je ne pouvais pas fournir de réponses ; par les psychologues avec leur thérapie sans effet et leurs mots savants sensés définir mon état –comme s’il ceux qui ne l’avaient pas vécu pouvaient y parvenir !- ; par la presse, ces charognards affamés qui détruisait mon peu de santé mental restant avec leurs articles soi-disant véridique ; par ces gens qui me détestaient parce que j’incarnais une facette de leur monde qu’ils ne pouvaient pas accepter, et qui par conséquent me traitaient de menteuse, ou pire, qui affirmaient qu’ils auraient bien vécu la même chose pour bénéficier de ma célébrité…

    Par mes cauchemars et ma paranoïa, qui  tantôt la nuit chassaient sans pitié mon sommeil, tantôt le jour me murmuraient mes pires peurs à l’oreille, s’assurant ainsi de me garder cloîtrée chez moi.

    Et la liberté dans tout ça ? Me demanderez-vous.

    La liberté est une illusion. Notre seule liberté en ce monde, c’est l’air sur notre peau. 

    Parfois, j’ai des souvenirs, des fragments de cette absence de huit mois, effacée délibérément par mon cerveau pour me protéger, selon ce que m’avaient expliqué mes psychologues.  Une cave humide, un matelas à même le sol. Des gens blafards, dangereux, muets. Mon sang sur un couteau. Des mains qui frappent, des mains qui ordonnent, des mains qui nourrissent. Des mains détestées et aimées. Une voix qui hurle sa solitude pendant des heures, jusqu’à se briser.

    La certitude que jamais je ne sortirais jamais d’ici.

    Respiration.

    Je reviens dans le présent. Je suis affalée sur un siège, tremblante, en nage. Je me redresse doucement  à l’aide des accoudoirs, en essayant de maîtriser mon souffle, avec un sentiment diffus de panique de l’estomac.

    J’ai souvent des absences, des crises de paniques : je ne suis plus qu’une petite créature vulnérable qui a peur du noir. Une victime. Leur victime.

    Je déteste ça, je me déteste, je les déteste tous, tous, tous !

    Il n’y a qu’une seule échappatoire.

     Je sors du bus par la porte arrière, la capuche de mon sweater rabattue, marchant le plus vite possible et priant pour ne pas être reconnue. Chaque pas m’éloigne un peu plus de ce monde qui n’est décidément plus le mien.

    Je marche en direction de la Vieille Tour. C’est un vieux clocher, tellement vieux qu’on ne se rappelle plus de son nom, ce pourquoi elle fut baptisée « Vieille Tour » d’un commun accord. Ce clocher avait sûrement une histoire palpitante, mais tout ce qui m’importe en cet instant, c’est  sa hauteur.  Et sa solitude.

    Cinq minutes plus tard, j’arrive à destination. Je gravis les marches en colimaçon quatre à quatre, sans que  personne ne m’arrête. Bizarrement, mon esprit est totalement vide, verrouillé sur une seule pensée : il faut que je m’échappe.

    J’arrive en haut, légèrement essoufflée. L'intérieur du clocher en lui même ne fait pas plus de 3 m2, juste assez pour contenir une imposante cloche en bronze verdie de rouille, garnie d'une lourde corde que l'on peut encore sonner, pour le plus grand plaisir des touristes. Et au delà de la cloche... On ne voit qu'un vide d'une dizaine de mètre de haut. Mais moi, j'y vois le repos, un refuge, un phare qui transperce les ténèbres de mon existence. Suis-je folle pour autant ? Non, juste... Fatiguée.

    Je m'approche de la fin, effleure le clocher au passage, comme un au revoir muet. Je me poste sur le bord, agrippe mes mains au coin des parois, écartant ainsi les bras au maximum, et me penche légèrement en avant.

    Je vais compter jusqu'à dix, puis je le ferais. Plus que dix secondes de douleur, et c'est bon.

    1...

    En dessous, il n'y a qu'une petite allée de gravier, bordée de pelouse verdoyante. Ce sera ma dernière vision de ce monde.

    2...

    Un coup de vent me malmène, manque de me faire tomber. Peut-être ne serais-je pas la personne qui décidera de mon sort, après tout ?

    3...

    Je repense à mes ravisseurs. Quelle que soit la raison pour laquelle ils m'ont fait cela, il auront eu ce qu'ils voulaient, au final. Ils m'auront vaincu...

    4, 5...

    L'image de mes proches se grave dans mes rétines. Mes parents, Kate... Je ne leur ferait plus jamais de mal, c'est mieux ainsi. Mais si cela les détruisait ? Je les aime tellement... Je commence à douter.

    6,7...

    J'ai détaché une de mes mains pour éviter de renoncer, je ne tiens plus qu'en équilibre précaire. Le moindre coup de vent précipitera ma fin.

    8, 9...

    Mon bras commence à fatiguer, mais pourquoi ai-je si peur de la chute si je suis persuadée que c'est la seule solution ? Non, je ne veux pas qu'ils gagnent. Je veux les retrouver, les empêcher de faire du mal à d'autres personnes, reprendre ma vie en main. Leur prouver à tous que Maëlie Souillan n'est pas une victime. Je plie le bras pour me ré-hisser en lieu sûr...

    10

    Une bourrasque me frappe par derrière, et je bascule dans le vide.

     


     

    ........... Oh mon dieu ! Grouille, appelle les secours, bon sang ! ....... Tu crois qu'elle morte ? ............... On est en train de la perdre ! Ramener les électrochoc, vite, vite !................. Maëlie, pourquoi tu nous a fait ça.... Maëlie... Désolée, madame, son état n'est pas stable, sa vie n'est plus entre nos mains............ Maëlie....

    Reviens ! 

     

     

    Respiration.

     


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  • Bon, voila. J'ai décidé de faire une petite présentation, pour les trois personnes qui lisent occasionnellement ce blog et qui en aurait quelque chose à faire (c'est à dire pour moi, en fait). Ou pour les curieux qui se demandent souvent quel genre de personnes se cachent derrière les écrans (comme moi, en fait :3). Par contre, si vous voulez lire du mélo-dramatique, passez votre chemin : s'il y a bien deux choses que je déteste, c'est me plaindre gratuitement et sans raison de ma vie, ou qu'on voit ma peine.

    Donc moi, c'est une jeune fille qui s'appelle Lorène. L-o-r-è-n-e. Le premier qui fait une blague sur les quiches, je le transforme en lardon. Sans mauvais jeu de mot.

    Donc Lorène, c'est une jeune fille, pas spécialement jolie, relativement intelligente, dont les cheveux aiment faire la fête à toutes heures indépendamment de sa volonté, et qui peut parler de poulpes pendant des heures. Et qui parle de soi à la troisième personne, aussi, mais bon, si ça te dérange, tu sais où est la porte (enfin, la petite croix rouge, bref).

    Lorène est aussi, pour son malheur, une fille hyper... Non, ce mot n'est pas assez fort. Ultra-mega-ultima-suprêmement sensible que vous pouvez détruire simplement grâce à quelques petits mots (ou absence de mot parfois). Donc faites attention à ce que vous dîtes (ou ne dîtes pas), car ce n'est pas agréable d'être détruit. Elle à tendance à se transformer en poisson rouge sous-oxygéné en société, donc si vous la rencontrez dans la vraie vie, vous lui collerez sûrement l'étiquette "bizarre", mais bon, elle est habituée alors elle vous pardonne. (Lorène n'est pas la seule dans ce cas, et elle vous conseille aimablement de bien connaître les gens avant le leur coller une étiquette stéréotypée sur la tête. Conseil d'amie.)

    Lorène a aussi l'inestimable pouvoir d'aller très vite en connerie/seconde, donc faites semblant de rigoler à ses jeux de mot foireux, ça lui fera plaisir. (Un peu comme avec un débile mental, en fait. Hum, ce n'est pas très flatteur.)

    Lorène ferait n'importe quoi pour vous plaire. Il vous suffit d'avoir quelques mots gentils pour être acceptez, ou d'excuses sincères pour être pardonné. Si vous nouez une amitié avec elle, vous pouvez êtes sûr qu'elle ne vous oubliera jamais, et si vous lui demandez un service, elle vous le rendra avec plaisir. (Appelez moi Médor, please)

    Lorène va aller se chercher un mouchoir, car elle a menti. Elle s'est bien plaint et lamenté (ce qui la fait pleurer, comme à chaque fois, zut !), indirectement certes, mais bon, personne n'est parfait. S'il vous plait, ne soyez pas fâché, mettre les gens en colère et l'une des choses qu'elle déteste le plus.

    Voila. Lorène c'est moi. Mon endroit préféré ? Ma tête. Ma sortie de secours ? Les livres.

    Si vous voulez me rencontrez, envoyez des MP, laissez des commentaires. J'accepte tous (questions, délires, présentations bizarres, pub) sauf les insultes.

    Peace !


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  • Chapitre 5: La Salle des Quatre Vérités

    La première chose qui me frappa en entrant, ce fut la lumière.

    Elle était si crue, après la semi-pénombre à laquelle mes yeux s’étaient habitués, que je dus me couvrir le visage avec les deux mains, jusqu’à que mes pupilles puissent se rétracter suffisamment.

    La deuxième fut l’odeur.

    L’air embaumait l’été. L’été n’a pas vraiment d’odeur, je sais, mais je trouve qu’il a tendance à intensifier les petites senteurs du quotidien, qu’il serait, à une autre saison, impossible de détecter : l’odeur sucrée des roses, de la pierre chauffée par le soleil, de la sueur bienfaitrice qui refroidit le corps… Tout un bouquet propre à la période la plus chaude de l’année.

    Enfin, quand les taches vertes se dissipèrent de mon champ de vision, je découvris l’endroit qui m’entourait. J’en fus époustouflée.

    Il y avait là une petite cour pavée de pierres blanches, comme celle qu’il y avait à l’arrière de toute vieille maison moyenâgeuse qui se respectait ; tout autour, un muret sur lequel s’entremêlait des rosiers rouge mûrement fleuris ; au milieu de la cour, une petite fontaine ronde à trois jets dont l’eau clair glougloutait joyeusement, et à côté, un simple banc en pierre qui semblait propice aux longues heures de réflexion paresseuse au cœur de ce petit paradis. Des grands arbres aux feuilles vertes encadraient le muret, éclaboussant la cour de leurs ombres. Le soleil réchauffait la peau, bien qu’une douce brise soufflait un air rafraichissant.

    Le plus spectaculaire, cependant, était le temple grec qui se dressait fièrement au bout de la cour. Il était parfaitement conservé : le marbre de ses colonnes était blanc comme neige, tranchant avec le vert sombre du lierre enroulé autour de leurs pieds, et les scènes sculptées et colorées qui ornaient le la frise paraissaient avoir été faites la veille. Un large escalier en marbre de cinq marches menait à l’entrée, et, gravés en lettres d’or sur le fronton, était écrit : Μηδὲν ἄγαν. Rien de trop, traduisis-je immédiatement, passionnée de la Grèce Antique comme j’étais. Je fus prise d’un doute, quant à cette inscription. N’était-ce pas celle qui ornait le temple de Zeus à Delphes ? Non, c’est impossible me rassurais-je intérieurement. Je veux bien être dans un monde de fous, mais il y a des limites.

    Je restais un instant à contempler cette vision spectaculaire, bouche bée, les paupières plus ouvertes qu’elles ne l’avaient jamais été. Toute ma colère, toute ma peur, ma confusion m’avait quitté pour laisser place à un sentiment de quiétude et de bien-être, coulant à l’intérieur de moi comme du chocolat chaud. Cet endroit, il était à moi, il n’attendait que moi. Je le sentais. J’entrais donc sans aucun gêne, ni inquiétude, simplement comme quelqu’un qui rentrait enfin chez lui après une dure journée de travail.

    Je fis trois pas à l’intérieur, et je sentis avec délice les pierres chaudes sous mes pieds nus. Surprise, je baissais les yeux sur ma tenue, et me rendis compte avec émerveillement que mon sweater bleu et mon jean avaient laissé place à un petit short en toile blanche et une longue tunique sans manche également blanche. Cela ne réussit même pas à m’étonner ; je planais beaucoup trop haut pour ça. En plus, avec cette tenue, ma peau bénéficiait d’autant plus de la chaleur du soleil…

    Gaie comme un pinson, je me mis à trottiner jusqu’à la fontaine, où je plongeai mon regard dans l’eau d’une couleur bleu myosotis surnaturelle. Une personne me dévisageait aussi à l’intérieur de la fontaine, et il me fallut quelque secondes pour comprendre que c’était mon reflet. Cette fontaine était vraiment magique, m’émerveillais-je, elle donne presque l’impression que je suis belle ! Oh, je n’étais pas non plus une laideronne, mais mes yeux sombres étaient trop écartés, mon visage trop rond, et mes maudits cheveux noirs trop ébouriffés pour être comparée à une beauté. Pourtant, la fille de la fontaine était magnifique, avec sa crinière soyeuse entremêlée de fils d’or et ses grands yeux expressifs. Je secouais la tête en riant, détournant les yeux de cette image décidément trop belle pour être vraie, et continuai mon exploration. Je marchais tranquillement vers le temple, et, bercée par la musique des oiseaux et des arbres, je réussis presque à oublier que j’étais morte, que j’étais sensée rencontrer une autorité suprême de la mort, et que… Oh, et puis, on s’en fiche ! J’éclatais de nouveau de rire à cette pensée et me mis à courir vers les marches. Je les gravis une à une, m’amusant des lézards qui s’enfuyait sur mon passage, et enfin, j’arrivais devant la toile qui cachait l’entrée. Avec le sentiment le plus proche de l’appréhension que je fusse capable de ressentir dans cet endroit magique, je tendis la main vers le bord du tissu…

    -Je ne ferais pas ça si j’étais toi.

    Je fis volte face en sursautant.

    Un vieil homme était assis sur le banc de pierre. Sans ses cheveux blancs comme neige et la sérénité que dégageai son visage, la phrase précédente n’aurait point eu de sens, car on ne lui aurait pas donné plus de trente ans. Pour cela, il aurait fallu que ses yeux bleus soient moins énergiques, que son dos soit moins droit, que son port soit moins aérien. Oui, c’est cela : cet homme était aérien, comme un nuage incarné en chair et en os. Il était vêtu d’une longue robe, semblable à celles que portaient les moines moyenâgeux, entièrement blanche, qui mettait en valeur l’aura lumineux dont il était drapé. Et il avait aussi un petit pins bleu accroché au niveau de la poitrine, qui détonnait furieusement sur son habit.

    -Oh, continua-t-il, je ne dis pas ça pour t’embêter, mais les choses qui se trouvent derrière ces portes ont rendu plus d’un homme fou. La folie est quelque chose de plutôt fâcheux, si tu veux mon avis.

    Il conclut sa tirade par un sourire gentil qui acheva de me tranquilliser. Je faillis me mettre à glousser. Plutôt fâcheux ? C’était l’euphémisme de l’année ! Je me dirigeais vers lui et pris place à ses côtés, non sans glisser un regard nostalgique vers le temple. Une autre fois.

    -Alors ? questionnais-je d’un ton fatidique quand j’eus pris place à côté de lui. 

    -Alors quoi ? répliqua le vieil homme, étonné.

    -Eh bien, le verdict ! Je vais au paradis ou en enfer ? D’après ce que j’ai compris, il y a des Juges pour faire cela, mais apparemment, j’ai sauté une étape. Personnellement, je penche plutôt vers l’enfer, vu ce que j’ai fais, dis-je, triste mais résignée.

    Le vieil homme ne répondit pas tout de suite, trop occupé qu’il était à se tordre de rire. Cela me contraria ; c’était de mon destin qu’on parlait !  C’était sérieux !

    Au bout de quelque secondes, il parvint à se calmer, même s’il conserva un petit sourire réjoui sur le bord des lèvres.

    -C’est bon, vous avez fini ?

    -Excuse-moi, excuse-moi, dit-il en essuyant une petite larme au coin de son œil.  Ce n’est pas tous les jours que l’on tombe sur des personnes si pressées de partir En Bas. Non, non, je ne suis pas là pour décider de ton destin, ce n’est pas de mon ressort. Si je suis là, c’est pour t’offrir une alternative.

    -Une alternative ?

    -Oui, et cesse de m’interrompre, je te prie, ce que je vais te dire est important.

    J’approuvai d’un hochement de tête, m’assis en tailleur face à lui, et cueillis un petit brin d’herbe que je déchiquetais impatiemment en attendant les réponses, qui, enfin, venaient à moi.

    -Tu as donc déjà compris que tu étais morte. Crois-moi, ce n’est pas si évident : la plupart des morts prennent beaucoup de temps à vouloir nier la vérité pur et simple. Sûrement un réflexe de leur vivant, fit-il songeur, avant de reprendre sa phrase : tu as aussi compris que tu n’avais pas suivi le parcours «normal » -Dieu seul sait à quel point je déteste ce mot- du mort moyen; en effet, cela est rare, mais loin d’être nouveau. Si tu es ici, c’est sur les ordres d’En Haut, et crois-moi quand je te dis qu’En Haut, dans ce monde, n’est pas une expression utilisée à la légère.

    Je m’apprêtais à le couper de nouveau, trop de questions se bousculant en moi pour pouvoir me contenir, mais il m’en empêcha en posant sa main sur mon genou et en se penchant vers moi, l’air grave :

    -Tu as été choisie, Eyline Calembre, pour expier tes fautes et peut-être ainsi trouver le Repos Éternel.

    J’eus le souffle coupé. Cet homme venait de m’offrir mon désir le plus profond sur un plateau d’argent. Il devait y avoir un piège.

    -Et qu’est ce que vous aurez en échange ?

    -En échange ?

    -Oui. Vous m’offrez une chance de rectifier ma plus grande erreur. Je veux savoir ce que vous demandez contre cet inestimable cadeau !

    Il partit d’un nouvel éclat de rire.

    -Je ne trouve pas ça drôle !

    -Moi si. Un jour, Eyline Calembre, un jour tu comprendras.

    -Alors ? Quel est votre prix ?

    -Ça.  Ta détermination à t’amender de tes pêchés t’honore, et c’est l’une des choses qui montrent à quel point tu es précieuse pour notre cause. Ainsi, si tu acceptes ce contrat, tu seras envoyée dans un centre d’entraînement spécial, ou tu seras préparée pour le terrain. Car, ma petite, le seul moyen de rembourser une vie prise est d’en sauver d’autres...

    Je pris quelques instants pour digérer ce qui se passait. Lentement, pendant que je me frottai les mains pour me débarrasser de la bouillie verte qu’était devenu le brin d’herbe, le nœud d’émotion refoulées depuis cette fameuse nuit glissa de mes épaules, se faufila jusqu’à mon cœur, ou il put enfin éclater en toute liberté. Et je ressentis alors de l’espoir, beaucoup d’espoir : je pouvais sauver des vies ! Je pouvais sauver ce vieil homme que j’avais tué des dizaines de fois si je le voulais, car  on m’en donner enfin la possibilité ! Je sentis les larmes me monter aux yeux, et pour la première fois de ma vie, ce furent des larmes de joie.

    -Qu’en dis-tu ? Tu acceptes ?

    -Oui… Oui. Oui ! Merci !

    Sans plus pouvoir tenir en place sous peine d’exploser, je me levais et commençais une petite danse de joie passablement ridicule. J’en fus même jusqu’à enlacer le vieil homme, qui me rendis mon étreinte, hilare.

    Quelque minutes plus tard, quand je me fus calmais, nous reprîmes notre conversation :

    -Quand est ce que je peux partir ?

    -Du calme, petite, chaque chose en son temps. D’abord, pose-moi toutes les questions qui te passent par la tête ; Nous n’aurons sûrement plus l’occasion de parler avant un bon bout de temps, après ton départ.

    Je me creusais la tête, en essayant de retrouver les questions qui se bousculaient dans mon esprit à peine cinq minutes auparavant. Mais où étaient-elles quand on avait besoin d’elles ! Eh puis, soudain, je e rappelais :

    -Est-ce que je peux voir ma mère ? Elle est bien ici, non ? Et cet homme que j’ai tué ? Je peux leur parler ? dis-je, tremblante d’excitation.

    Alors il me regarda, et dans ses yeux millénaires je vis une tristesse si profonde, si lasse, que la réponse s’imposait d’elle-même.

    -Ne dites rien. Ce n’est pas possible, n’est ce pas ?

    -Ils sont partis vers un endroit meilleur, si cela peut te consoler.

    Je fermai les yeux. Je ne voulais plus rien voir, je ne pouvais plus, plus… On m’avait tiré dessus avec une balle empoisonnée, et le venin se répandait à présent dans tous mon corps, brûlant sur son passage  mes rêves, mes espoirs, ma volonté…

    Je suppose que si cette nouvelle m’atteignit si profondément, c’est parce que l’on pense tous que l’on retrouvera ses proches, quelque part, après le Grand Voyage. Qu’ils ne disparaissent pas juste « comme ça ». C’est cet espoir qui nous permet d’avancer, de nous remettre de cette disparition si brutale et si désespérément définitive qu’est la mort. Et je ne pouvais même plus m’accrocher à cette maigre consolation…

    Je sentis quelque chose sur mon épaule. Quelque chose de chaud, de rassurant, une ancre… Une main. Laissez-moi tranquille ! Je veux mourir, non, je veux disparaître, je ne veux plus exister. Exister est si douloureux.

    Une voix douce me sort de ma transe, et j’ouvre de nouveau les yeux. Le paysage a pâti de mon désespoir : les branches des arbres se sont racornies, toutes leurs feuilles sont tombées, et de petits cadavres d’oiseaux trainent entre leurs racines. Le ciel s’est couvert de nuages d’orage menaçants, et même le temple semble dangereux, avec les ombres que l’on entraperçoit désormais en son sein.

    C’est moi qui ai fait tout cela ? Et puis, quelle importance. Je suis toute seule à présent, vraiment seule, désespérément seule.

    -Arrête ! Crie le vieil homme.

    Je tourne mes yeux mornes vers lui. Que me veut-il ? Pourquoi ne pars-t-il pas ? Je veux être seule. Je ne veux plus jamais m’attacher.

    -Ce n’est pas ainsi que l’on règle ses problèmes. Ce n’est pas en s’enfermant que l’on vainc la solitude, ce n’est pas en détestant que l’on apprend à aimer. Et ce n’est certainement pas cela que ta mère aurait voulu que tu fasses !

    -Qu’est ce que vous en savez ? Répliquais-je agressivement.

    J’étais agacée par le malaise que ses propos ont fait naître en moi.

    -Parce que je l’ai vue, me répondit-il.

    Le monde reprit son cour. Mon regard dériva sur son pins.

    "St Pierre, archange suprême"

    Ah.

    _____________________________________________________________________

    Bon, voilà enfin la suite de ce roman. J'ai décidé d'ailleurs de l'arrêter pour le moment, car je ne ressens plus aucun plaisir en l'écrivant (je pense que ça se voit à la qualité médiocre de ce chapitre), et  que j'ai d'autres projets sur lesquels je dois me concentrer. Peut-être le rependrais-je plus tard, qui sait ? Merci à ceux qui ont lu, lâchez un com's pour dire ce que vous en pensez :)


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